Éléments biographiques

Vie de Marie de l’Incarnation

En dehors d’un cercle restreint de spécialistes, Marie de l’Incarnation est une figure peu connue de nos contemporains. Cette femme que Bossuet qualifia de « Thérèse de nos jours et du Nouveau Monde » (1697) est pourtant une des plus grandes mystiques de tous les temps, ainsi qu’une figure historique de première importance.

Née à Tours le 28 octobre 1599, à l’aube du Grand Siècle des âmes, elle est la quatrième enfant de Florent Guyart, maître boulanger, et de Jeanne Michelet. Dans l’une de ses autobiographies – elle en a laissé deux, écrites sur ordre de ses directeurs spirituels – elle rapporte qu’elle fut comblée de grâces mystiques dès son jeune âge. Ainsi, une nuit, alors qu’elle avait environ sept ans, elle eut un songe :

Ayant les yeux levés vers le ciel, je le vis ouvert et Notre-Seigneur Jésus-Christ, en forme humaine, en sortir […]. Cette suradorable Majesté s’approchant de moi, mon cœur se sentit tout embrasé de son amour. Je commençai à étendre mes bras pour l’embrasser. Lors, lui, le plus beau de tous les enfants des hommes, avec un visage plein d’une douceur et d’un attrait indicibles, m’embrassant et me baisant amoureusement, me dit : « Voulez-vous être à moi ? » Je lui répondis : « Oui » […]. L’effet que produisit cette visite fut une pente au bien.

C’est ainsi qu’elle put écrire : « Le bien que je voyais, je le faisais, même sans me faire violence, parce que la douceur de cet attrait m’était incomparablement plus suave que tout ce que je voyais. »

Toute jeune, Marie Guyart avait une grande inclination pour les cérémonies de l’Église et recevait fréquemment les sacrements. Elle écoutait volontiers les prédications et vivait même dans une semi-retraite, lisant des livres de piété et faisant oraison. En 1614, elle manifesta son désir d’entrer à l’abbaye bénédictine de Beaumont-lès-Tours, où l’une de ses parentes était abbesse. Cependant, cela ne correspondant pas aux vues que ses parents avaient sur elle, ils décidèrent de la marier, ce à quoi elle consentit par obéissance. En 1617, elle épousa donc Claude Martin, maître ouvrier en soie, qui mourut en septembre ou octobre 1619. Entre-temps, le 2 avril 1619, elle avait accouché d’un fils, prénommé Claude comme son père. Devenu bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, il laissa plusieurs écrits spirituels et fut l’éditeur des écrits de sa mère.

À la mort de son époux, Marie Guyart hérita d’un atelier au bord de la faillite. Elle le liquida après avoir remboursé les créanciers. On voulut la marier à nouveau, mais elle refusa, faisant pour elle-même vœu de chasteté. C’est à cette époque, on est en mars 1620, qu’elle vécut une deuxième grande expérience mystique :

[…] en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts et toutes les fautes, péchés et imperfections que j’avais commis depuis que j’étais au monde, me furent représentés en gros et en détail, avec une distinction et clarté plus certaines que toute certitude que l’industrie humaine pouvait exprimer.

Au même moment, je me vis toute plongée en du sang, et mon esprit, convaincu que ce sang était le Sang du Fils de Dieu, de l’effusion duquel j’étais coupable par tous les péchés qui m’étaient représentés, et que ce Sang précieux avait été répandu pour mon salut.

Le lendemain, dans l’église des Feuillants de Tours, elle fit une confession générale à dom François de Saint-Bernard qui fut son directeur spirituel pendant plusieurs années. Marie s’engagea également dans des pratiques ascétiques d’une grande rigueur et mena une vie semi-recluse dans une chambre au-dessus de la boulangerie de son père.

En 1622, elle alla aider sa sœur et son beau-frère qui possédaient une importante entreprise de transport. Chez eux, elle se fit « la servante des servantes de la maison », travaillant surtout aux cuisines et au soin des malades. Puis, sa sœur étant tombée enceinte après quatorze années de vie conjugale, elle seconda son beau-frère dans la direction de l’entreprise, ayant « le soin de tout le négoce ». C’est alors qu’elle prononça secrètement, en accord avec son directeur de conscience, un vœu d’obéissance à son beau-frère et à sa sœur. Durant cette période, elle se livra par ailleurs à des mortifications qui dépassent l’entendement.

En 1625, année durant laquelle elle expérimenta « qu’on avait ravi [son] cœur et qu’on l’avait enchâssé dans un autre cœur », elle eut la première de ses trois grandes révélations trinitaires, révélation que les spécialistes de la théologie spirituelle considèrent comme des fiançailles mystiques. À la Pentecôte 1627, elle eut une deuxième vision trinitaire, vision durant laquelle elle fut gratifiée du mariage mystique avec le Verbe :

Étant donc en cette occupation d’une manière que je ne puis dire, j’oubliai la personne du Père et celle du Saint-Esprit, et me trouvai tout absorbée en celle du Verbe divin, qui caressait mon âme comme étant sienne et lui appartenant. Il lui faisait expérimenter qu’il était tout à elle et qu’elle était toute à lui par une union et un fort embrassement où il la tenait captive. […] Ce fut là que je connus et expérimentai que le Verbe est véritablement l’Époux de l’âme.

Après cette expérience, Marie rapporte : « Je me sentais remplie d’un amour véhément, sans pouvoir faire aucun acte intérieur pour me soulager, et cela durait deux ou trois jours, pendant lesquels il semblait que mon cœur dût éclater. J’en ressentais dans le corps une douleur si grande, que si elle eût duré davantage, il eût fallu mourir. »

Quelques années plus tard, le 17 mars 1631, elle vécut une troisième révélation trinitaire : « Ici toutes les trois Personnes de la très sainte Trinité m’absorbèrent en elles, de sorte que je ne me voyais point dans l’une que je ne me visse dans les autres. Pour mieux dire, je me voyais dans l’Unité et dans la Trinité tout ensemble. » Elle se voyait, écrivit-elle encore, « dans la Majesté comme un pur néant abîmé dans le Tout, lequel néanmoins me montrait amoureusement que quoique je ne fusse rien, j’étais néanmoins toute propre pour lui qui est mon Tout ».

Entre-temps, le 25 janvier 1631, Marie était entrée chez les Ursulines de Tours : « Dès que j’eus les premières et fortes impressions de quitter le monde, ce fut d’être Ursuline, parce qu’elles étaient instituées pour aider les âmes, chose à laquelle j’avais de puissantes inclinations. » Elle confia son fils aux bons soins de sa sœur Claude et de son beau-frère, chez qui il avait grandi, et le plaça en pension au collège des Jésuites de Rennes. Ce fut un déchirement pour les deux. Plusieurs années plus tard, elle lui écrivit : « Il en fallut passer par là, et lui obéir sans raison parce qu’il n’en veut point en l’exécution de ses volontés absolues. » Elle lui confia également :

Vous avez donc beaucoup gagné en me perdant, et mon abandonnement vous a été utile : et moi pareillement ayant quitté en vous ce que j’avais de plus cher et d’unique dans le monde ; et en un mot, vous ayant volontairement perdu, je me suis trouvée avec vous dans le sein de ce Dieu tout aimable, par la vocation sainte que vous et moi avons suivie, et par laquelle selon la promesse de notre Seigneur nous sommes récompensés au centuple dès cette vie, sans parler des récompenses éternelles que nous espérons dans le ciel.

Le 25 janvier 1633, Marie de l’Incarnation fit profession religieuse. Cette année-là, elle eut un nouveau directeur spirituel, le père Georges de la Haye, qui lui demanda de rédiger un texte autobiographique dont il nous reste des extraits : la Relation de 1633.

Durant l’octave de Noël 1633, dans un songe, elle vit « un grand et vaste pays, plein de montagnes, de vallées et de brouillards épais qui remplissaient tout, excepté une petite maisonnette qui était l’église de ce pays-là ». Sur ce pays, « autant pitoyable qu’effroyable », reposait le regard de la Vierge Marie. À partir de ce moment, elle eut en son âme « un feu » qui la « consommait » pour le salut des âmes. Elle entra dans un nouvel état intérieur qui « était une émanation de l’esprit apostolique, qui n’était autre que l’Esprit de Jésus-Christ ». Elle témoigna qu’elle était « toute dans les intérêts de ce divin et suradorable Maître et dans le zèle de sa gloire, à ce qu’il fût connu, aimé et adoré de toutes les nations qu’il avait rachetées de son Sang précieux. » Si son corps était dans son monastère, son esprit voyageait « dans les Indes, au Japon, dans l’Amérique, dans l’Orient, dans l’Occident ».

La signification de son songe lui fut donnée un an plus tard, dans les premiers mois de 1635 : « […] un jour étant en oraison devant le très saint sacrement […] mon esprit fut en un moment ravi en Dieu, où lui fut représenté ce grand pays qui lui avait été montré en la façon que j’ai déduite ci-devant avec toutes les circonstances. Lors, cette adorable Majesté me dit ces paroles : "C’est le Canada que je t’ai fait voir ; il faut que tu y ailles faire une maison à Jésus et à Marie". » Depuis lors, elle ne voyait « plus d’autre pays […] que le Canada, et [ses] plus grandes courses étaient dans le pays des Hurons, pour y accompagner les ouvriers de l’Évangile, y étant unie d’esprit au Père Éternel […] pour lui gagner des âmes. »

Finalement, après bien des péripéties, elle reçut son obédience pour le Canada en février 1639. Elle s’embarqua à Dieppe le 4 mai suivant avec une religieuse de Tours, une autre de Dieppe, ainsi qu’avec Marie-Madeleine de la Peltrie qui finança les Ursulines et qui est, à ce titre, considérée comme la fondatrice temporelle du monastère de Québec. Ce départ lui fut à la fois un déchirement et une grande joie. Un déchirement à cause de l’océan qu’elle était sur le point de mettre entre elle et son fils bien-aimé qu’elle savait ne plus revoir en ce monde : « À votre sujet, il me semblait, lui écrivit-elle, que mes os se déboîtaient et qu’ils quittassent leur lieu, pour la peine que le sentiment naturel avait de cet abandonnement. » En même temps, ce départ lui fut une grande joie : « Mais à mon égard mon cœur fondait de joie dans la fidélité que je voulais rendre à Dieu et à son Fils, lui donnant vie pour vie, amour pour amour, tout pour tout, puisque cette divine majesté m’en rendait digne, et me mettait dans l’occasion, moi qui étais la lie du monde. »

Après une traversée extrêmement difficile au cours de laquelle les religieuses pensèrent périr à deux reprises, elles arrivèrent à Québec le 1er août 1639. Elles s’empressèrent de baiser le sol de leur terrain d’apostolat : « La première chose que nous fîmes fut de baiser cette terre en laquelle nous étions venues, pour y consommer nos vies pour le service de Dieu et de nos pauvres Sauvages. »

À cette époque, Québec était une petite bourgade d’environ 250 colons. En attendant de pouvoir construire un monastère, les Ursulines logèrent dans une minuscule maison qui ne comportait que deux petites chambres sans meubles. À peine arrivées, elles se mirent à l’étude des langues autochtones afin de pouvoir déployer leur apostolat :

Les Sauvages étaient en ce temps-là en grand nombre, et ils affluaient en notre parloir, de l’un et de l’autre sexe. Nous les instruisions et nous entretenions avec eux : ce qui, en mon particulier, m’était une consolation indicible. Nous fûmes quatre ou cinq ans de suite dans un exercice continuel de charité à l’endroit de ces pauvres Sauvages qui arrivaient ici de diverses nations. Nous avions plusieurs séminaristes sédentaires et des passagères qui nous étaient données pour les disposer au baptême et autres sacrements.

Marie de l’Incarnation vécut 33 ans au Canada : elle y fonda un monastère (et le reconstruisit avec détermination lorsque le premier brûla en décembre 1650), fut alternativement supérieure et économe du couvent, éducatrice auprès des Amérindiennes et des petites Françaises, confidente des missionnaires et des responsables de la colonie. Elle fut également une épistolière extrêmement prolixe et, sans en avoir la prétention, elle se fit linguiste et ethnologue, laissant plusieurs dictionnaires et un catéchisme. Ses écrits sont d’une grande richesse : son œuvre est toujours une source de première importance pour les historiens de la Nouvelle-France et elle est considérée, par plusieurs âmes en quête d’absolu, comme une maîtresse spirituelle inépuisable.

 

Philippe Roy-Lysencourt