Textes entourant le Colloque international de 2013 (Tours et Solesmes)

Dans cette section, vous trouverez les textes entourant le colloque international de 2013 : "Histoire des écrits de Marie de l’Incarnation : Quatre siècles de regard sur Marie de l'Incarnation?". Cet événement s'est tenu à Tours et à Solesmes et les différents textes y étant associés étaient anciennement hébergés par le site de Tourraine-Canada (http://www.france-canada.info/touraine-canada-ete-2013/) et plus récemment par Touraine-Québec (https://touraine-quebec.fr/index.php/introduction-aux-actes-du-colloque).

 

Introduction aux Actes électroniques du colloque

Marie Guyard est née à Tours en 1599 et décédée à Québec en 1672. Devenue veuve après avoir été mariée et donné naissance à son fils Claude Martin, elle gère la grosse entreprise de transports de son beau-frère pendant plusieurs années puis décide, lorsque ce fils a douze ans, de devenir Ursuline. En 1639, huit ans après son entrée en religion, elle quitte et le cloître tourangeau et la France pour fonder en Canada, à Québec, le premier monastère des Ursulines d’Amérique, première école pour filles Amérindiennes et Françaises en Amérique du Nord.

Cette femme a beaucoup écrit. Dès 1633, elle rédige à Tours une première autobiographie, à la demande de son directeur spirituel, et laisse un grand nombre de notes relatant les enseignements prodigués aux novices qu’elle avait comme fonction d’instruire. Une fois en Canada, elle écrit de très nombreuses lettres à sa communauté, aux membres de sa famille, à des bienfaiteurs et surtout à son fils devenu Bénédictin. En 1654, elle rédige une seconde autobiographie à la demande de Claude qui veut ainsi mieux entrer dans l’intimité spirituelle de sa mère et en comprendre le cheminement. Elle rédige également des travaux en quatre langues amérindiennes (dictionnaire, grammaire, catéchismes). Les quatre siècles de ces écrits originaux et des différents traitements qui en ont été réalisés par divers chercheurs et auteurs peuvent être divisés en quatre périodes : émergence à la fin du XVIIe siècle, silence à la fin du XVIIIe, résurgence au milieu du XIXe et extension multidisciplinaire aux XXe et XXIe siècles.

Première émergence de ses textes, après sa mort : fin du XVIIe siècle

Après sa mort, en 1672, le fils entreprend d’enrichir le corpus des écrits qu’il avait reçus de sa mère en demandant à toutes les personnes qui avaient été en relation avec elle de lui remettre les précieuses pièces. Grâce à l’abondante documentation ainsi recueillie, il fait paraître, en 1677, un gros ouvrage intitulé Vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, relatant intégralement la Relation de 1654 avec de nombreux commentaires souvent empruntés à la Relation de 1633 et à ses souvenirs d’enfance. En 1681 il fait paraître les Lettres spirituelles et historiques de sa mère; en 1682 un recueil des Retraites et l’entretien sur l’épouse du Cantique; en 1684, L’École sainte. Ces ouvrages connaissent un certain rayonnement dans les premières décennies après leur parution. Toutefois, la querelle engendrée autour du quiétisme et la suspicion envers une certaine spiritualité contemplative au profit d’une théologie normative ont contribué à réduire ensuite leur diffusion et à stopper les productions qui devinrent rarissimes au début du XIXe siècle. Sans oublier que la cession de la Nouvelle-France à la couronne britannique (traité de Paris 1763) puis la Révolution française ont interrompu les relations entre France et Canada.

Résurgence au milieu du XIXe siècle et extension multidisciplinaire au XXe siècle

À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, un regain d’intérêt se manifeste des deux côtés de l’Atlantique : études à Québec (Casgrain, 1865) et en France (Richaudeau, 1873), démarches suivies du décret romain sur l’héroïcité de ses vertus (1911). Marie de l’Incarnation est désormais « vénérable ». Mais la véritable résurgence s’effectue après la première Guerre Mondiale avec les grands travaux historiques d’Henri Bremond (1922) et des Bénédictins de Solesmes (Dom Jamet vers 1930 et Dom Oury vers 1970).

La béatification en 1980 – Marie est « bienheureuse » - entraîne une extension multidisciplinaire des productions et témoigne d’un intérêt qui dépasse la sphère religieuse institutionnelle. En 1993, un Centre d’études Marie de l’Incarnation voit le jour à l’Université Laval de Québec[2]. Deux ouvrages de synthèse sont publiés à la suite de deux colloques tenus à Tours et à Québec pour le quadricentenaire de sa naissance en 1999 : à Québec, Femme, mystique et missionnaire (Presses de l’Université Laval, 2001)[3]à Tours, Marie Guyard, un destin transocéanique (Paris, l’Harmattan, 2000) où quarante-deux travaux différents sont recensés : sept thèses ou maîtrises universitaires, trois essais biographiques littéraires, deux romans, une biographie romancée, une étude théologique, une étude historique et une trentaine d’articles. En 2008, une pièce de théâtre et un film inspirés des écrits de Marie de l’Incarnation ont marqué le quatre-centième anniversaire de la fondation de Québec[4]. En 2012, le titre d’un nouvel ouvrage Marie de l’Incarnation ou le chant du cœur réactualise avec finesse le regard sur la spiritualité de la « bienheureuse »[5].

Le second jour, 14 mai, se déroulera à Solesmes où les Bénédictins, on l’a vu, ont joué un grand rôle pour la redécouverte des écrits de Marie de l’Incarnation. Quatre théologiens et une analyste littéraire ont envisagé des travaux récents portant sur sa pertinence spirituelle aujourd’hui.

Certaines visions nouvelles émergent des études présentées dans les Actes qui suivent :

-         L’intérêt des études littéraires sur l’œuvre de Marie de l’Incarnation

-         La mise en contact avec les travaux des chercheuses italiennes

-         La complexité des traitements historiques et socio-historiques réalisés sur la vie et l’œuvre de Marie de l’Incarnation

-         L’évolution des études de genre

-         Le renouvellement des perceptions sur la nature et l’apport des autobiographies mystiques et des écrits catéchétiques de la première moitié du XVIIe siècle.

L’ensemble de ces communications, très différentes à plusieurs points de vue, témoigne d’une réflexion renouvelée sur l’intérêt et les contributions que cette femme, à la fois mystique et fort active, peut avoir pour aujourd’hui autant pour la recherche spirituelle que pour l’histoire des sociétés civiles dans lesquelles Marie Guyard s’est incarnée. Une suite est déjà prévue à l’Université Laval de Québec.

Françoise Deroy-Pineau, présidente de Touraine-Canada

 


[1] Ce texte a reçu les conseils du comité scientifique du colloque (Raymond Brodeur, Yves Chevalier, Benoist Pierre, François Touati, Monica Zapata), spécialement Raymond Brodeur, directeur du CÉMI (Université Laval de Québec, cf infra).

[2]Le CEMI (Centre Universitaire Marie de l’Incarnation) a été créé en 1993 à l’Université Laval de Québec avec la collaboration de la Province des Ursulines de Québec. Il regroupe des chercheurs et des chercheuses intéressés à des études de pointe sur Marie de l'Incarnation, ursuline de Tours et de Québec (1599-1672). < www.cemi.ulaval.ca/ >

[3] Sous la direction de Raymond Brodeur qui publie plusieurs autres ouvrages ponctuant les travaux du CÉMI.

[4] L’un et l’autre conçus par le cinéaste Jean-Daniel Lafond avec la participation de deux célèbres artistes québécoises : Marie Tifo et Lorraine Pintal. Voir les sites : < www.onf.ca > et < tnm.ca   >

[5] Voir ci-dessous l’article d’Isabelle Landy sur l’ouvrage de René Champagne <   >

 

 

Journée à Tours

Survol sociohistorique des productions sur Marie Guyard de l'Incarnation

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Marie de l'Incarnation sous le regard d'Henri Bremond - par Raymond Brodeur

Marie de l’Incarnation sous le regard d’Henri Bremond

Raymond Brodeur, Université Laval, Québec

 

Depuis les débuts du Centre d’Études Marie de l’Incarnation (CÉMI), fondé à l’Université Laval en 1993, nous avons toujours eu le souci de nous coller de près aux écrits de cette femme et de susciter des rencontres multidisciplinaires dans le but de nous laisser surprendre par ce que dévoilait cette dernière à travers ses divers états d’épouse, de mère, de veuve, de religieuse, de voyageuse, de missionnaire et d’éducatrice. Avec une plume alerte et vive, elle déploie une expérience spirituelle fascinante qui, loin de la couper du monde, génère en elle une présence vive à tout ce qui se passe autour d’elle. Sa manière d’être épouse, sa façon de gérer l’entreprise de son beau-frère, son entrée au Monastère, la mise en place de son aventure missionnaire, tout son travail d’éducation, de traduction et d’écritures d’ouvrages en langues autochtones, sa manière d’accompagner, au moyen de la correspondance, son fils devenu bénédictin, et enfin son rôle de présence et pratiquement de consultante auprès des autorités coloniales et religieuses de la Nouvelle-France sont autant d’éléments qui témoignent d’une vitalité et d’une énergie productives à bien des points de vue. Avec Marie Guyart, le temporel et le spirituel sont des niveaux de réalités inséparables pour toute oraison qui émerge en elle et pour toute action qu’elle pose.

Plus nous avons eu l’occasion de travailler sur des extraits de bibliographie et sur des lettres de Marie de l’Incarnation, plus nous avons été frappés par la puissance évocatrice de ces textes sur les divers chercheurs. Une même lettre travaillée par dix personnes différentes donnait dix relectures originales, sans impression de répétition ni de redondance[1]. Ce que nous avons expérimenté en situation de travail, nous l’avons également vérifié en considérant la manière dont divers auteurs, de disciplines différentes, avaient traité de Marie de l’Incarnation. Il y a « un efficace de l’Esprit[2] » qui passe d’elle à chacun d’eux. Nous avons donc entrepris de mieux comprendre ce que nous avons appelé « L’histoire des traitements de Marie de l’Incarnation » afin de mettre en lumière ce qu’elle a suscité d’abord chez son fils Claude, et aussi chez les théologiens, les maîtres spirituels, les éducateurs, les historiens, les psychologues, les littéraires. Cela implique de faire un bilan de ce qui existe, et de dégager les apports spécifiques et les enjeux de ce qui est à notre disposition. C’est en bonne partie dans cette optique qu’a été pensé et organisé ce présent colloque de Tours.

Un des plus importants auteurs à s’être laissé surprendre par elle et à l’avoir remise à l’ordre du jour, au début de XXe siècle, fut Henri Bremond. Après avoir évoqué rapidement l’homme et son œuvre magistrale, je m’attarderai à ce qui l’a frappé chez Marie Guyard, en particulier au plan de son affirmation identitaire telle qu’elle se dégage de sa relation avec dom Raymond de Saint-Bernard, son confesseur, en 1635.

Qui est Henri Bremond?

Henri Bremond[3] est né à Aix-en-Provence le 31 juillet 1865. Étudiant au collège du Sacré-Cœur, il fut de 3ans l’aîné de Charles Maurras avec qui il eut des liens cordiaux avant que ceux-ci ne se transforment en une antipathie violente et réciproque. À 17 ans, il entra chez les Jésuites, à Sidmouth, en Angleterre. Il reviendra enseigner à Dole, à Moulins, à Saint-Étienne et à Villefranche-sur-Saône, au collège de Mongré, là où il eût pour élève Pierre Teilhard de Chardin.

Il fut ordonné prêtre en 1892.Dans les années qui suivirent, il se lia d’amitié avec Maurice Barrès, le baron de Hëgel, Maurice Blondel et George Tyrrell, ancien anglican converti et devenu lui-même jésuite avant d’être plus tard excommunié pour ses opinions modernistes. Son tempérament vif et non conformiste poussa Bremond à quitter la compagnie de Jésus en 1904. Il fut accueilli dans le diocèse d’Aix-en-Province par l’archevêque François de Bonnifay et il va consacrer son temps et ses énergies à ses travaux littéraires.

Vers 1909, il amorça la rédaction de l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France[4]. Son intention n’était pas de reproduire une histoire religieuse telle que cela se faisait, mais bien de plonger au cœur des auteurs étudiés pour mettre en lumière les sentiments profonds qui se révélaient à la lecture de leurs écrits. Bien qu’il eût l’intention de couvrir l’ensemble de la littérature religieuse du XVIe au XXe siècle, il ne pût dépasser le XVIIe siècle, ayant investi pratiquement tout son temps sur l’étude du jansénisme et de l’École française de spiritualité. Ses premiers tomes, publiés à compter de 1916 par la maison Bloud et Gay, de Paris, furent suffisamment bien reçus pour lui valoir d’être élu à l’Académie française le 19 avril 1923. Il mourut en 1933, à l’âge de 68 ans. Émile Goichot, grand spécialiste de Bremond, qu’il appelait « l’historien de la faim de Dieu », contribua de manière importante au projet d’une nouvelle édition de cette œuvre richement revue et annotée réalisée sous la direction de François Trémolières et publiée en 2006, à Grenoble, chez Jérôme Millon.

Dans son premier tome, Bremond explicite son objectif et sa méthode de travail. En avant-propos, il écrit que son corpus de travail est constitué des livres produits par des maîtres spirituels et des personnes reconnues pour la sainteté de leur vie : « ces livres religieux […] sont de deux sortes : il y a les biographies; il y a les traités didactiques. » En retenant ces deux classes d’ouvrages, précise-t-il, il évite d’isoler la doctrine d’une part et les exemples de vie de l’autre. Ce qu’il vise, c’est essentiellement de « mettre de l’avant la place et la dynamique de ce que son éditeur l’a amené à désigner le « sentiment religieux », ce mot étant entendu ici dans une dimension anthropologique globale, soit ce moteur intime de l’être humain qui fonde une attitude, laquelle prédispose à un comportement donné. Bremond se défend de faire œuvre de biographe, de panégyriste ou d’hagiographe, mais bien d’historien des âmes. Pour un tel historien, « Un geste, quel qu'il soit, pris en lui-même, n'a presque pas de sens à ses yeux, en tous cas, l'intéresse moins que les mille agitations qui ont précédé, que les ondulations indéfinies qui suivront. »

Comment donc cet historien des âmes a-t-il découvert Marie de l’Incarnation, et qu’a-t-il appris d’elle à travers ses écrits? Les réponses à ces questions se trouvent dans le sixième tome de son œuvre, intitulé : « La conquête mystique – Marie de l’Incarnation—Turba magna ». La partie réservée à Marie de l’Incarnation se subdivise en 5 chapitres, un sixième s’intéressant plus directement à son fils, Dom Claude et à son fidèle assistant, dom Martène.

 

  • Chapitre premier: Madame Martin
  • Chapitre II : La mère et le fils
  • Chapitre III : Les tentations de dom Claude et son mariage avec la divine Sagesse
  • Chapitre IV : Marie de l’Incarnation, d’après ses lettres et les témoins de sa vie
  • Chapitre V : La vie intense des mystiques d’après l’expérience et la doctrine de Marie de l’Incarnation
  • Chapitre VI : Dom Martin et dom Martène

 Où situer cette femme dans l’histoire du sentiment religieux?

D’entrée de jeu, Bremond expose sa rencontre avec cette femme. Une vingtaine d’année avant de se pencher sérieusement sur ses écrits, alors qu’il établissait provisoirement les grandes lignes de son projet, il lui semblait que celle-ci « devrait prendre place dans le chapitre — ou dans le volume — consacré à Jean de Bernières et à ses amis ». Cela s’explique en prenant en compte le fait que c’est ce normand, fondateur de l’Ermitage de Caen, qui avait provoqué la rencontre de Marie de l’Incarnation avec madame de la Peltrie, laquelle a rendu possible le départ missionnaire du printemps 1639.

Ces motifs, fondés sur une connaissance de son histoire extérieure, furent profondément ébranlés lorsqu’il s’est mis à l’étude de ses divers écrits. Il se demanda d’abord s’il ne serait pas plus pertinent de la relier à l’école du Père Louis Lallemant, puis il en vint à considérer qu’elle occupait une place bien à elle. Il écrit :

 « Un personnage de cette importance déborde, plus que d'autres, nos classifications, d'ailleurs toujours plus ou moins factices, nos cadres, trop étroits ou trop encombrés. Elle veut être étudiée séparément, et pour elle-même. Marie est vraiment notre Thérèse, comme on l'a dit avant Bossuet[5]; une Thérèse de chez nous, sans rien d'espagnol, de flamand, ni de germanique; tourangelle, française de tête et de cœur, jusqu'au bout des ongles[6]. »

 Prenant en considération son histoire personnelle à Tours et au Canada, ses nombreux écrits, d'une richesse et d'une limpidité merveilleuse, regroupés en divers écrits contenant ses correspondances, ses deux autobiographies et divers enseignements qui ont grandement servi à son fils, Claude Martin, en vue de le disposer à la vie mystique, il en conclut : « En faut-il davantage pour justifier la résolution que nous avons prise d'édifier à Marie de l'Incarnation une chapelle isolée, indépendante, où rien ne puisse nous distraire d'elle et de son fils ? [7] »

 La méthode de travail de Bremond consiste à prendre à bras le corps les écrits dont il dispose et à en faire émerger les traits de caractère et les sentiments qui sous-tendent les discours et manifestent les enjeux réels en deçà des apparences. Auteur à la fois passionné et rébarbatif au conformisme, il cherche à débusquer ce type de réalités chez les personnes qu’il analyse et n’a aucune retenue à prendre position et à s’investir personnellement dans l’interprétation des réalités appréhendées[8].

Bremond a résolu d’ériger une chapelle particulière à Marie Guyard parce qu’il a reconnu chez elle une existence particulière qui déborde des modèles établis. Il commence son chapitre IV en citer ce suave extrait dans lequel elle dit à son fils ce qu’elle a osé faire, en toute simplicité, pour répondre à un de ses souhaits. Nous sommes en octobre 1649, donc cela fait dix ans qu’elle a quitté la France. Claude lui a écrit qu’il n’a encore rencontré aucune des personnes qui auraient pu la voir depuis qu’elle est en ce pays. Ayant appris qu’un honnête jeune homme s’en retournait en France, elle écrit : « j’ai fait venir celui-ci, et j’ai levé mon voile devant lui, afin qu’il puisse vous dire qu’il m’a vue et qu’il m’a parlé[9] ». Bremond ne peut s’empêcher d’ajouter : « en faut-il davantage pour nous convaincre que cette religieuse est une vraie femme?[10] » Il y voit là, selon ses mots, «  l’expression d'une humanité — que ne puis-je dire d'une féminité! — […] charmante. D’un même trait il poursuit:

C'est du reste l'impression que nous donnent ses lettres. Il y a là une vivacité, un abandon, une liberté qui sont du monde plus que du couvent. Sauf quelques contaminations inévitables, Marie de l'Incarnation est restée ce qu'était Mme Martin. Elle n'a pas essayé de changer de voix, d'éteindre son originalité, de contrefaire le ton, les tours prévus, l'onction un peu fade d'une certaine littérature dévote. Son style n'a pas pris le voile.[11]

Quand Bremond aborde la question de la vocation missionnaire de Marie de l’Incarnation, ce qui retient son attention, ce ne sont pas les visions ou les interprétations spirituelles et théologiques d’une telle mission, mais bien la mise en perspective des rapports et des sentiments intimes vécus par les acteurs impliqués et qui ont fait que, en bout de ligne, les choses se passent.

Bremond a bien connu le monde de l’accompagnement spirituel, en particulier celui des jésuites, et celui des rapports entre les confesseurs et leurs dirigés. À une époque où l’obéissance, la soumission et l’humilité étaient des vertus occupant une place importante dans la formation spirituelle, le bouillant Bremond apparaît comme un pourfendeur de la soumission servile, aveugle, et de la dénégation des états d’âme. Suivons-le dans son traitement des rapports dont témoigne la correspondance entre Marie de l’Incarnation et dom Raymond.

Il présente d’emblée le contexte général où se passent les choses. Dom Raymond, qui du reste admirait fort sa dirigée, « se croyait tenu [pour l’humilier] à lui faire périodiquement des scènes violentes, où il la mettait au-dessous de tout ». Il s’agit là, commente Bremond, « d’une méthode assez en usage chez certains spirituels, mais qu'on a le droit de trouver ou inutilement cruelle, ou quelque peu ridicule[12]. »

 Face à cela poursuit-il, la novice, «  loin de se rebiffer, […] baissait la tête, à la grande admiration de ses biographes ». Prenant ses distances de cette attitude un peu béate, Bremond a une autre opinion : «  Pour moi, écrit-t-il, je soupçonne qu'elle ne prenait pas au tragique ces feintes colères, et que son maladroit croque-mitaine ne l'effrayait pas du tout. »

 Son jugement découle sa manière de lire et d’analyser les lettres échangées à l’époque où Marie a appris que son confesseur avait lui-même résolu de partir en mission pour le Canada, et où Marie de l’Incarnation avait également reconnu qu’elle était appelée à donner sa vie pour la mission au Canada. Dom Raymond lui répéta à diverses reprises qu'elle ne méritait pas l'honneur d'être choisie pour cette entreprise. Un jour même, il lui annonce qu'il envisage de partir sans elle. Elle lui répond :

 Vous parlez, mon très cher Père, de partir sans nous ! Celui qui a donné la ferveur à saint Laurent, nous en donnera autant... pour vous dire ce qu'il dit à son père saint Xyste, lorsqu'il allait au martyre... Ne laissez pas vos filles : avez-vous peur qu'elles souffrent ce que vous allez souffrir?[13]

 Comme il tenait bon, elle lui écrit encore :

 Je me sens encore poussée de vous prier de hâter l'affaire, et pour vous et pour nous, en sorte que nous ne nous séparions point. Ce n'est pas que nous osions présumer de pouvoir vous apporter du soulagement dans vos travaux, mais bien disposer nos courages à votre imitation... Nous ne nous voyons que comme de petits moucherons, mais nous nous sentons avoir assez de cœur pour voler avec les aigles du Roi des Saints. Si nous ne pouvons les suivre, ils nous porteront sur leurs ailes, comme les aigles naturels portent les petits oiseaux.[14]

 Bremond prévient ici le lecteur : « Ne vous arrêtez pas à la beauté de ces dernières lignes ; retenez seulement sa jolie façon, familière et caressante, de manier ce rude moine, qui, manifestement, l'intimide peu. Sous l'empreinte à peine visible du couvent, c'est encore la jeune veuve de M. Martin, habituée à regarder bien en face les clients, petits ou gros, de sa maison de commerce, et, quand il le faut, à leur tenir tête. »

 Bien sûr, Dom Raymond riposte et fait remarquer à sa dirigée que saint Xyste a suivi sa voie sans se soucier des suppliques de saint Laurent[15]. Loin de convaincre celle-ci de se soumettre sans mot dire, elle riposte. Bremond dispose le lecteur à lire ce passage en ces termes :

 « Que Dom Raymond n'essaie donc pas de raisonner en due forme ; elle aura le dernier mot :

Quant à ce que vous dites que saint Xyste ne laissa pas de passer outre, nonobstant le zèle que saint Laurent avait témoigné..., et que, puisque je me compare à ce saint lévite, vous pouvez bien vous mettre en la place de son évêque, et passer sans moi dans la Nouvelle-France, faites réflexion, mon révérend Père, que saint Xyste ne devança saint Laurent que de trois jours, après lesquels il fut facile au fils de suivre son père[16]

 En bon rhétoricien connaissant bien les figures de style et le jeu des arguments d’autorité, Bremond voit aller le confesseur qui riposte à Marie : « Battu sur ce point, il se retranche derrière l'Évangile, d'où il pense la confondre, en lui rappelant la présomption de saint Pierre. »

 Ici, l’ancien jésuite est complètement emporté par l’esquive de Marie. Il écrit :

« Hélas! Sa poudre est mouillée. On avait prévu cette vaine mousquetade, comme on l'en avertit avec une souriante malice, où des consciences plus contraintes auraient vu un péché véniel d'impertinence » :

 Mon très cher et révérend Père, j'étais fort étonnée que vous ne m'eussiez point encore parlé de saint Pierre, et je n'attendais que l'heure où vous le feriez[17]. »

 L’érudit de la littérature glisse ici la petite incise : « Mme du Deffand n'aurait pas mieux dit ». Disons seulement, pour mettre en perspective le non conformisme de Bremond, que cette madame du Deffand, contemporaine de Marie de l’Incarnation, est célèbre par sa beauté et son esprit, et d’une moral peu sévère aux antipodes de celle de Marie. Toutefois, sans insister sur cette répartie, Bremond revient immédiatement au texte de Marie en soulignant la gravité de l’enjeu :

 Je vous avoue... que la défiance que j'ai de moi-même... me fait souvent appréhender ce que vous dites. Quand je me regarde dans ce point de vue, je tâche d'entrer dans les dispositions que vous me proposez, m'abandonnant entre les mains de celui qui peut me donner la solidité de son esprit et apaiser l'impétuosité du mien...[18]

 Cet aveu relatif à la méfiance qu’elle a envers elle-même n’est toutefois qu’un préambule à son argumentation décisive :

 Mais dites-moi, mon révérend Père, voudriez-vous que je vous célasse ce que je sens dans mon intérieur? N'ai-je pas coutume de traiter avec vous dans toute la candeur possible? L'expérience que vous avez de l'esprit qui me conduit ne vous est-elle pas assez connue, pour souffrir que je n'aie point de réserve à votre égard? Le rebut (quelque autre scène[19]), que vous me fîtes, il y a quelque temps, me fit pencher à être plus réservée à vous déclarer mes dispositions; mais je me suis aperçue que Dieu veut peut-être que j'achève mes jours, comme je les ai commencés, sous la conduite d'un si bon Père. Mortifiez-moi donc tant qu'il vous plaira, je ne cesserai point de vous déclarer les sentiments que Dieu me donne, ni de les exposer à votre jugement. […] Au reste, je vous crois si plein de charité que je m'assure que vous faites plus pour nous que vous ne dites[20].

 Retraduisant en ses mots ce qu’il vient de lire, Bremond explique au lecteur du XXe siècle ce qu’elle est entrain de dire: « C'est-à-dire que, prenant très au sérieux la vocation qui me pousse au Canada, vous en préparez le succès, au moment même où vous me répétez que je suis une orgueilleuse, une folle de viser si haut. »

 Marie termine cette lettre du 6 mai en demandant à son confesseur de faire au plus tôt ce qui est à faire, au risque que leurs cœurs soient tout consommés avant même de n’arriver en Canada. Et si nous sommes si pressées, conclut-elle, « vous ne nous sauriez condamner sans condamner celui qui m'apprend qu'il n'y a que les violents qui ravissent le ciel[21] ».

 Cette impétuosité du discours n’échappe pas à Bremond qui perçoit qu’ « Il y a là-dessous un piquant mystère que nous devons deviner entre les lignes. Des deux correspondants, demande-t-il, l'aigle n'est-il pas celui qui se dit petit oiseau ? » Il s’explique :

 En vérité, Dom Raymond n'était pas de force à réaliser son vague projet de convertir le Canada, en compagnie de Marie et de quelques autres ursulines. Dès qu'il fallait en venir à l'exécution, s'entendre avec les ministres, se procurer les sommes nécessaires, trouver un bateau, le saint homme ne savait plus de quel côté se tourner. Aussi Marie eut-elle bientôt compris que c'était à elle de prendre le gouvernail, sous peine de s'éterniser dans le port. Plus intrépide et plus pratique, elle s'abouche avec les jésuites de là-bas et leur offre son concours.

 On sait que finalement, Dom Raymond et son compagnon ne partiront jamais pour le Canada, et qu’Il faudra encore trois années pour que Marie et ses compagnes partent pour cette mission, trois années qui, selon Bremond, pourront permettre au confesseur « d’achever l'œuvre principale de sa vie, je veux dire la sanctification de Marie. Trop vieux du reste, et têtu pour changer de manière, il la mortifie de plus belle. »

 Bremond va conclure cette partie de son analyse en évoquant encore une fois de quelle manière subtile Marie écrit à son confesseur, deux années plus tard, pour lui exprimer à la fois son attachement fidèle sans toutefois renier ses convictions profondes. Face à la distance qu’il semble avoir pris un jour, laissant croire qu’il s’agissait d’une séparation définitive, elle lui écrit : « Quand cela serait que [vous me disiez un adieu pour toujours, vous n'avanceriez rien, car je vous trouverais partout où je trouve Jésus-Christ, et, par revanche de ce que vous ne me dites rien, je lui parlerai de vous. Est-ce que vous garderez le silence jusqu’à ce que nous allions vous voir, ou que nous ayons le bonheur de vous voir ici? Ce dernier étant plus aisé, venez au plus tôt, et faites une bonne provision de temps. Il n'y a personne ici qui n'ait quelque chose à vous dire, mais il me faut au moins huit jours pour moi seule[22]. »

 Devant ce texte, Bremond écrit : « Comme elle le connaît bien! Comme elle sait le prendre, le tourner et le retourner! Avec quelle délicatesse déférente elle joue de lui, commençant par lui faire croire qu'en vérité il lui a fait peur, puis le défiant de ne plus l'aimer. » Il termine par ces propos :

 Finissons par la plus exquise gentillesse. Les jésuites la tiennent déjà, et Dom Raymond a, j'espère, le cœur trop noble pour leur en vouloir. Il faut néanmoins qu'il sache qu'une fois sous leur direction, ils la traiteront, mortifieront, rudoieront comme il a fait lui-même ; qu'elle trouvera là-bas d'autres Dom Raymond. Il cite ce dernier extrait de Marie:

 « Nous avons reçu des nouvelles du paradis terrestre des Hurons et du Canada. Le R. P. Le Jeune a écrit à notre Mère et à moi... Pour mon regard, il ne me parle en aucune manière du Canada, mais il me fait une grande lettre aussi humiliante que la première. N'est-ce pas là un bon Père? C'EST UN AUTRE VOUS-MÊME A MON ÉGARD; il m'oblige infiniment; car je vois par là qu'il me veut du bien, et que, si j'étais auprès de lui, il me traiterait à VOTRE GRÉ [23]».

 Au terme de ce bout de chemin en compagnie de Bremond, on peut se demander si on connaît mieux Marie ou si en réalité on ne connaît pas mieux Bremond. Néanmoins, le traitement proposé par Bremond dans son histoire littéraire a plusieurs vertus : Il fait sortir Marie de l’oubli ou de l’indifférence, il bouscule des préjugés au regard des sœurs et des mystiques, il ouvre la voie à des analyses qui échappent à une littérature pieuse et béate. Sa posture de départ, axée sur l’analyse du sentiment religieux, a trouvé de la matière féconde dans les écrits de Marie de l’Incarnation, démontrant par là leurs possibilités heuristiques pour le lecteur qui les approche avec méthode. Ils sont bien autre chose que de simples écrits anciens et dépassés.

 

Raymond Brodeur

 


[1] À titre d’exemples, voir l’ouvrage : Raymond Brodeur, dir., Marie de l’Incarnation. Entre mère et fils, le dialogue des vocations, Québec, Presses de l’Université Laval, 2000.

[2] « Lettre du 29 novembre 1635 », Guy-Marie Oury, Correspondance, Éditions de l’Abbaye Saint-Pierre, Solesmes, 1971, p. 55.

[3] Informations tirées de http://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Bremond consulté le 8 avril 2013. Pour des informations plus consistantes, voir l’article consacré à Bremond dans Marcel, Villier, dir., Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, doctrine et histoire, Paris, Beauchesne.

[4] Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, depuis la fin des guerres de religion jusqu'à nos jours, Paris : Bloud et Gay, 1916-

[5]. Claude Martin écrit en 1677 : « Un grand personnage... disait que notre mère est une seconde sainte Thérèse, et qu'on la peut appeler la sainte Thérèse du nouveau monde. » Bossuet reprend le mot, dans ses États d'Oraison, et après avoir lu le livre de Dom Claude

[6] Bremond, Histoire…Tome VI, p. 9.

[7] Dans une perspective plus spirituelle, le théologien Hermann Giguère en vient à la même conclusion en disant : « Le silence et l'oubli où elle fut si longtemps tenue n'avouent-ils pas une situation "hors-école"? Elle a cherché sa voie et s'est toujours remise à l'action de Dieu, ne s'attachant qu'à sa présence, toujours parfaitement libre de saisir son bien où il le lui présentait. Cours HISTOIRE DE LA SPIRITUALITÉ MODERNE ET CONTEMPORAINE, consulté en ligne le 10 avril 2013.

[8]Par exemple, à propos de toutes les tractations qui ont eu lieu entre Marie, son confesseur, la supérieure du Monastère des Ursulines de Tours et l’évêque de Tours, concernant son entrée au Monastère et sa séparation d’avec son fils, Bremond, comme bien d’autres, en vient à se demander si cela avait été la bonne décision à prendre, et surtout, qu’est-ce que lui, Bremond, aurait fait s’il s’était retrouvé en situation de direction spirituelle. Il écrit : « A tel jour, à telle heure, tentée de se dire à elle-même, de dire à son fils : Ah! Si j'avais su! je crois, que Marie de l'Incarnation eût répondu fermement: Je le ferais encore, si j'avais à le faire ; mais je crois aussi que, tôt ou tard, peut-être plus tard que plus tôt, elle a réalisé aussi vivement que n'importe lequel d'entre nous, et avec une sorte d'horreur, la redoutable complexité d'un pareil cas de conscience. Si la solution pratique eût dépendu de nous, qu'eussions-nous fait? À chaque prêtre de répondre. Pour moi, préférant un devoir clair à un devoir obscur, il me semble que je lui aurais défendu d'abandonner son fils ; mais, ce faisant, il me semble aussi que j'aurais senti peser sur moi l'antique menace: Maudit celui qui ramène les choses de Dieu à la mesure de l'homme ; maudit, qui sacrifie les inspirations célestes aux troubles sommations de la chair : maledictus homo qui confidit in homme, et ponit carnem brachium suum(Jr 17, 5).Ibid, p. 70-71.

[9] Lettre CXXIV du 23 octobre 1649, p. 384.

[10] (1) Bremond poursuit en écrivant : « Autre passage d'une humanité — que ne puis-je dire d'une féminine! — presque aussi charmante : «  Vous me demandez si nous nous verrons encore en ce monde. Je ne le sais pas, mais Dieu est si bon que, si son nom en doit être glorifié, que ce soit pour le bien de votre âme et de la mienne, il fera que cela soit. Laissons-le faire. Je ne le voudrais pas moins que vous, mais je ne veux rien vouloir qu'en lui... Je vous vois tous les jours en lui, et lorsque je suis à Matines, le soir, je pense que vous y êtes aussi ; car nous sommes au chœur jusqu'à huit heures et demie,... et, comme vous avez le jour cinq heures plus tôt que nous, il semble que nous nous trouvons ensemble à chanter les louanges de Dieu. » Lettres LXVIII du 1er septembre 1643, p. 187.

[11] Histoire…Tome VI, p. 105.

[12] Dans le développement qui suit, nous suivons Bremond dans son chapitre IV du Tome VI de L’Histoire littéraire…

[13] Lettre XIV du 19 avril 1635, p. 33.

[14] Lettre du 3 mai 1635, p. 40.

[15] Les protagonistes réfèrent ici à l’épisode de Saint Xyste (ou saint Sixte), évêque de Rome au 2e siècle, qui fut conduit au martyr, et qui répondait à son diacre, saint Laurent, que ce n’était pas encore son heure de le suivre au martyr.

[16] Lettre XVI du 3 mai 1635, p. 40.

[17] Lettre du 6 mai 1635, p. 45

[18] Ibidem

[19] Incise mise par Bremond.

[20] Lettre du 6 mai 1635, p. 45

[21] Lettre XVII du 6 mai 1637, p. 46.

[22] Lettre XXVII, 19 mars 1637, p. 62.

[23] Lettre XXX, fin de l’année 1638. P. 67

L'héritage de Marie de l'Incarnation vu à travers les écrits personnels de femmes québécoises - par Patricia Smart

Les filles de Marie de l’Incarnation : Analyse des écrits personnels de femmes au Québec de 1654 à 1965

Résumé de la conférence de Patricia Smart[1]

 

Aussi surprenant que cela puisse paraître, aucune véritable autobiographie de femme n’a été écrite ou publiée au Québec entre la relation spirituelle rédigée, en 1654, par la grande mystique Marie de l’Incarnation, fondatrice des ursulines à Québec, et les mémoires d’enfance de Claire Martin, parus en 1965. Dans ces derniers, par une coïncidence étrange, mais prégnante, il est longuement question de ce même couvent des ursulines, que l’auteure, qui y fut pensionnaire dans les années 1920, dépeint comme un lieu de cruauté et d’étroitesse d’esprit, voué à l’écrasement de toute trace d’individualité chez les élèves. Entre ces deux œuvres phares, dont chacune offre un commentaire percutant sur l’état de la culture de son époque, que s’était-il passé pour que la passion spirituelle qui a animé les fondatrices de la Nouvelle-France se soit tellement rétrécie et amoindrie ? Peut-on généraliser à partir du témoignage de Claire Martin pour arriver à quelques conclusions sur l’enseignement religieux à son époque?

Dans sa communication, Patricia Smart tente de vérifier l’authenticité du témoignage de Claire Martin en le confrontant aux expériences spirituelles des jeunes filles et des femmes du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, telles que rapportées dans leurs journaux intimes. Grâce à l’instruction qu’elles ont reçue dans les couvents, toutes ces jeunes filles et ces femmes sont, en un sens très réel, des « filles de Marie de l’Incarnation ». De façons qui diffèrent selon leur tempérament, leurs circonstances

 

Patricia Smart

 


[1] Patricia Smart est professeur émérite à l'Université Carleton d'Ottawa et auteur de plusieurs ouvrages sur la culture et la littérature québécoise. Elle a poursuivi ses études universitaires à la fois en Ontario et au Québec. Son livre Écrire dans la maison du père. l’émergence du féminin dans la tradition littéraire du Québec(1989) est la première étude féministe en littérature québécoise, gagnant du prix du Gouverneur général pour un ouvrage de non-fiction en français. Son étude Les Femmes du Refus global (1998) a été finaliste pour le même prix. Patricia Smart est membre de la Société Royale du Canada et de l'Ordre du Canada. Elle travaille actuellement sur les écrits autobiographiques de femmes, dont la première en Canada : Marie de l'Incarnation. . < http://www2.carleton.ca/french/ >

Patricia Smart, indisposée, n'a pas pu rédiger son texte, dont une version modifiée sera publiée dans les Cahiers de l"IREF (Institut de Recherches et d'études féministes) en 2014.

Marie de l'Incarnation dans l'histoire du genre - par Dominique Deslandres

Marie de l’Incarnation dans l’histoire du genre

Dominique Deslandres, Université de Montréal

 

Étudier la vie et l’œuvre de Marie Guyart de l’Incarnation selon l’histoire des rapports de pouvoir entre les sexes (ou genre) permet de grandement nuancer le tableau qu’ont fait les historiens de la place des femmes dans la société française du 17e siècle[1].

 

Posons-le d’emblée, le destin d’une femme de l’époque de la fondatrice des Ursulines de Québec, est toujours officiellement lié à celui d’un homme : elle est fille de l’homme dont elle porte le patronyme et qu’elle quitte pour épouser un homme choisi par ses parents afin de devenir mère d’un homme (la pression est très forte d’avoir au moins un fils). Éventuellement, elle deviendra veuve de cet homme dont le départ définitif l’investira, il est vrai, d’un certain pouvoir socio-économique et d’une relative liberté de mouvement et des avoirs familiaux que son clan considèrera cependant de très près, car il restera toujours sur le qui-vive et prêt à lui intenter des procès pour mauvaise gestion ou dilapidation du patrimoine.

 

Et si elle se fait religieuse, elle épouse l’Homme entre tous les hommes, le Christ, qui, à bien y penser est aussi le grand absent[2]. Mais cette absence est mère d’agentivité féminine, la seule reconnue légitime par l’Église et par l’État. Certes la « Règle » que la religieuse suit au cloître a souvent été rédigée par la fondatrice de son ordre (aidée d’un co-fondateur masculin dont l’histoire retient d’ailleurs plus volontiers le nom, pensons à François de Sales, Vincent de Paul pour ne retenir que les plus connus…). Mais si les éléments qui constituent cette Règle sont discutés voire modulés par les religieuses et leur mère supérieure, ces points doivent toujours recevoir l’aval du supérieur ecclésiastique qui parfois les met lui-même en forme; bref la règle doit toujours obtenir l’imprimatur de l’évêque et surtout les religieuses doivent recevoir les bulles qui émanent de ce monde entièrement masculin qu’est la curie romaine : tout cela peut prendre un certain temps, période de latence ou d’immobilisme administratif propices aux innovations des religieuses et autres « désordres » de leur part. Par ailleurs, si, par ses extases et ses visions, cette femme qui s’est faite religieuse est, comme Marie Guyart, en communication directe avec le Christ, elle peut tenir à distance les hommes – évêques, directeur de conscience, confesseurs – qui ont officiellement autorité sur les cloîtres, voire elle peut mener ces hommes à sa guise. A la seule condition que ces hommes reconnaissent orthodoxes les inspirations et visions surnaturelles qu’elle dit avoir. Ainsi les désirs et les actions de cette femme divinement inspirée seront reconnus légitimes, et par là, deviendront un puissant levier de l’agir féminin.

 

Cette légitimation relève de la pure et simple prudence, dans un temps, où « la » femme ne peut ni se penser ni se concevoir seule agente de sa propre vie ni surtout prendre la parole (et autorité) à l’Église. En effet, les visions et les idées nouvelles qui lui viennent risquent, si elles ne sont pas reconnues « saintes »,  au pire, de l’envoyer périr sur le bûcher (et la menace est très sérieuse en ces temps de chasse aux sorcières), au mieux de se faire enterrer vivante – folle à la Salpétrière, mutique dans un couvent oublié de province – dans tous les cas, interdite à jamais de communication.

 

Maintenant, la réalité de ces femmes d’autrefois est beaucoup plus nuancée que ne le font paraître tous ces principes. Voire, la nécessité oblige ces femmes à infléchir ces règles de vie auxquelles elles adhèrent et qui peuvent nous paraître figées et atemporelles. D’abord les célibataires : nombre de femmes ne peuvent à cause de leur pauvreté ni se marier et monter un ménage ni entrer en religion faute de dot[3]. Et la croissance du célibat féminin semble s’être accentué au courant du 17e siècle à un tel point que cela devient un problème auquels le roi et Colbert réagiront par des politiques matrimoniales spectaculaires en 1666[4]. On a parlé à la suite d’Henri Bremond d’une ruée vers les cloîtres, mais on a moins souligné le nombre important de femmes célibataires, en France, celles qu’on appellera les « dévotes » mais aussi celles qui refusent le mariage (pensons à Gabrielle Suchon, par exemple, à Marie Le Jars de Gournay l’éditrice des Essais de Montaigne ou aux fameuses « précieuses »). Cela dit, il faut noter que de tout temps, célibataires ou mariées, la vaste majorité des femmes ont travaillé pour augmenter les revenus de leur famille – les filles ramenant à leur père leur salaire de domestiques, petites mains, ou de manouvrières, les épouses rapportant au ménage les gains non négligeables de la production textile ou de la vente des produits de la ferme. Ainsi les femmes jouissent-elles d’une certaine autonomie ou à tout le moins de la reconnaissance sociale de leur apport économique.

 

Or remarquons-le, la presque totalité des hommes d’Ancien Régime ne peut se penser sans femme : tout le monde en est conscient, le paysan ne peut survivre sans une femme aguerrie aux travaux de la ferme et à la vente dans les marchés; l’artisan non plus ne peut s’établir sans épouse à qui confier finition et vente des objets, administration des finances, gestion du réseau et de la publicité; le soldat ne peut avancer sans l’intendance assurée par les femmes qui suivent les armées. Or si l’homme ne peut suffire à sa tâche sans femme, la femme, quant à elle, survit la plupart du temps sans l’homme. La force des choses ou la nécessité l’obligent à se tirer d’affaire sans l’aide d’un époux. De tout temps, en effet, les familles monoparentales ont existé, majoritairement dirigée par une femme, séparée de son mari par les guerres, les déplacements saisonniers, les maladies, la mort. Une femme certes esseulée mais qui demeure protégée (disons plutôt surveillée) de corps et de réputation par les hommes de sa famille : père, frères, beaux-frères, fils, par les hommes d’Église et par les matrones! Par ailleurs, une fois veuve, elle peut, de son propre chef, refuser le remariage ou même se le voir fustiger par charivari parce que son second mariage enlève aux plus jeunes la chance de se trouver un mari sur le marché matrimonial. Donc les femmes seules, chargées d’enfants ou non, sont plus nombreuses autrefois qu’on le pense aujourd’hui. Et il faut noter aussi que très souvent elles trouvent à s’appuyer sur un réseau de solidarité féminine, réseau laïc ou religieux ou les deux à la fois de solidarité, d’éducation et de transmission de l’information. S’il vient à manquer, elles risquent l’ostracisme et de devenir le bouc émissaire de la société dont elles sont issues.

 

Autre point à souligner : l’époque de la vie active de Marie de l’Incarnation, qui correspond aux années 1618-1670,  est un créneau temporel particulièrement favorable à l’agentivité féminine : Alors même qu’au début du 17e siècle, la France établit sa colonie en Amérique, le pays se relève à grand peine de quarante ans de guerres civiles et religieuses, puis la guerre de Trente Ans draine hors de France les hommes valides. Comme toujours pendant et après de tels cataclysmes voraces en mâles, la force vive des femmes est non seulement souhaitée mais encore elle est mise à contribution. Reconstruction du pays d’une part ou construction d’un pays d’autre part font naître ce qu’il convient d’appeler un « féminisme religieux » dont le principe premier est d’affirmer l’égalité des sexes pour mieux souligner les devoirs chrétiens de chacun et mobiliser tout le monde. À la faveur de ce mouvement, se dessinent les contours d’une culture qui reconnaît aux femmes la « même obligation d’employer le temps » que les hommes, de « se rendre utiles au public », de fuir l’oisiveté et de s’adonner à l’étude, à la charité et au travail manuel. Ainsi la possibilité est donnée aux femmes de participer activement aux fondements de la société civile : charité, éducation, santé[5]. Notons-le : des deux côtés de l’Atlantique, ce sont précisément les femmes, laïques ou religieuses, qui fondent l’assistanat social de leur époque, sur les structures desquelles résident la bienfaisance, l’éducation, la santé, ces piliers de la res publica tels que nous les connaissons aujourd’hui.

 

Pour conclure ces remarques sur les relations de pouvoir entre les sexes à l’époque moderne, notons que le cloître féminin n’est pas aussi fermé aux hommes qu’il y paraît à prime abord[6]. De fait, des hommes y circulent tous les jours. Bien entendu, on y repère ceux qui ont autorité sur les religieuses : fondateur et/ou supérieur ecclésiastique du couvent, aumônier ou directeur de conscience que les religieuses peuvent élire assez librement; l’évêque qu’elles entendent depuis leur grille de choeur à l’église ou dont les paroles (et prescriptions) leur sont dûment rapportées. Mais nous devons aussi compter les hommes qui travaillent pour le monastère, qu’engage et dirige l’abbesse ou la mère supérieure : artisans, hommes à tout faire plus ou moins à demeure, paysans ou colons aussi car partout, les couvents ont seigneurie sur les terres qui les nourrissent. Enfin, dans ce lot d’hommes que côtoient les religieuses, il faut compter aussi ceux qui viennent en visite en personne au parloir, par les lettres et par les livres – mais aussi dans le cas des hospitalières, les hommes qui sont soignés par ces mains féminines[7].

 

Ces propos que je viens de tenir, que valent-ils devant cette existence que Marie de l’Incarnation semble diriger à sa guise? À prime abord, Marie passe par tous les états que peut connaître une femme « normale » à son époque. Cette catholique (les catholiques sont en majorité en France) va, en effet, passer de l'état de fille obéissante (obéissant à son père), à celui de femme mariée (soumise à son mari), de mère (soucieuse du bien-être de son fils), de veuve (gagnant de facto une certaine autonomie), de religieuse (suivant tout à fait le modèle de la religieuse qu’a modelé le très masculin Concile de Trente : clôture, règles resserrées, obéissance communautaire à l’évêque).

 

Or il s’avère qu’à l'intérieur de chacun de ces états successifs de fille, épouse, mère, veuve et religieuse, Marie déploie, une remarquable agentivité qui aurait pu lui valoir l’opprobre de sa famille et de sa société – l’opprobre voire même le bûcher qui, en ces temps de chasse aux sorcières et de possession de couvents est je le répète une réelle menace. Mais non, Marie sait d’instinct négocier les virages dangereux qu’elle imprime à sa vie et réussit à agir selon sa volonté mais notons-le, toujours sans sortir des limites imposées par sa société; des limites dont elle a parfaitement conscience et qu’elle sait approcher, voire raser, en recourant à l’aide des hommes de sa vie.

 

Son père en premier lieu. Elle parle peu de lui dans ses écrits. Florent Guyart est un maître boulanger dont la probité et la prudence étaient reconnue de tous à Tours[8]. Conformément à l’esprit du temps mais aussi parce qu’avec son épouse, il considère Marie trop joyeuse pour entrer dans les ordres[9], il la marie à 17 ans au soyeux Claude Martin : jusqu’ici rien que de très normal, sinon que Marie aurait préféré entrer en religion[10]. Elle obéit cependant, se laissant « conduire à l’aveugle par [s]es parents »[11] et entre dans les liens du mariage pour lequel elle a « une grande aversion »[12].

 

Or voilà qu’elle surprend tout le monde : avec l’accord de son mari, là voilà qui fréquente assidûment la messe, les processions, elle se met à lire abondamment des ouvrages de piété et à prêcher la bonne nouvelle aux domestiques et ouvriers[13]. « Sans cette tolérance » écrit-elle, ma captivité et les croix qui la suivaient, m’eussent été insupportables »[14]. Il n’est pas clair comment elle s’y est prise, mais il semble que ce mari qu’elle regardait « comme luy tenant la place de Dieu » la laisse agir car il se sent coupable à son égard[15]17. Coupable de quoi? De lui imposer les devoirs de la chair qui visiblement lui répugnent, elle les appelle « les croix du mariage »[16] ou bien coupable du poids envahissant de sa belle-mère ou des manigances d’une rivale éconduite comme le soupçonne Françoise Deroy-Pineau[17]? En tous cas, c’est quelque chose de visible car tout le monde est au courant : en effet ses ouvriers auprès desquels elle mène un véritable apostolat « la respectoient comme leur Maitresse, & la cherissoient comme leur mere, & comme le sujet de son affliction leur étoit connu, ils avoient pour elle une compassion qui ne se peut dire, & ne la pouvoient regarder sans gémir[18] ».

 

Une fois veuve, et après avoir réglé la banqueroute qui a accompagné la maladie et le décès de son époux, mis en nourrice son fils prénommé Claude lui aussi, Marie retourne comme il se doit chez son père[19]. Elle y mène une vie de recluse, priant, lisant, brodant pour gagner leur vie. Elle s’occupe de son père qui la laisse mener sa vie à sa guise. Et après une vision (la vision du sang), elle réoriente sa vie, se trouve un confesseur, le feuillant François de Saint Bernard, qu’elle convainc de la laisser prononcer un vœu de chasteté[20] - ce qui lui permet de refuser tous les partis qui se présentent, mêmes les plus avantageux qui les auraient mis, elle et son fils, à l’abri du besoin[21]. Elle s’emploie à « des œuvres de charité » . Après un an de ce régime, elle accepte d’aider sa sœur Claude et son beau-frère Paul Buisson à gérer leur compagnie de transport (la plus grosse de Touraine) à condition qu’elle puisse faire à sa guise ses dévotions. Elle a tant de succès que son beau-frère analphabête mais très heureux en affaires, «  a tant d’amitié et de déférence pour elle qu’il ne lui refuse rien »[22]. C’est à cette époque qu’elle change de directeur spirituel. Le feuillant dom Raymond de Saint Bernard guide les lectures de Marie, avalise les choix de vie qu’elle fait (entre autres ses mortifications qu’elle l’a convaincu d’accepter malgré leurs outrances)[23] et il l’encourage dans sa dévotion.

 

Et puis, après quelques dix ans, coup de théâtre : elle quitte cette vie pour entrer chez les Ursulines de Tours. Ni les supplications de son père « fort âgé, qui faisait des cris lamentables »[24], ni celles de son fils (qui avec une bande de jeunes assiège le couvent en clamant : « Rendez-moi ma mère ») ne la feront changer d’avis, bien qu’elle se sente alors comme si on lui « séparât l'âme du corps avec des douleurs extrêmes»[25]. Notons ici que par l’entremise de Dom Raymond, Marie a obtenu de l’évêque Bertrand d’Eschaux, de faire son entrée sans dot chez les Ursulines. C’est encore dom Raymond qui convaincra les Buisson de laisser partir Marie et de se charger financièrement du jeune Claude[26].

 

Le jésuite Georges de de la Haye entre ensuite en scène : impressionné par Marie, il lui demande de rédiger son autobiographie[27] (Ce sera en 1633 le premier de deux textes, le second étant terminé en 1654). Par La Haye et aussi par Joseph Poncet (qui la présentera à Mme de la Peltrie, la future bienfaitrice fondatrice du couvent québécois)[28], Marie se trouve aux premières loges de l’aventure jésuite en Nouvelle-France. Ce sont eux qui vont favoriser sa décision d’y fonder un couvent d’ursulines[29] dévolu à l’éducation des jeunes Amérindiennes. Tandis que pour sa part, dom Raymond subira un véritable chantage de la part de Marie pour qu’il seconde son dessein transocéanique (si je ne pars pas, vous serez responsable de ma damnation) – un projet qu’elle réalise en 1639[30]. Il faut noter ici que si, Marie arrive à ses fins, c’est qu’elle est dotée d’un mandat divin – d’une caution quasi magique pour reprendre les termes de Chantal Théry qui lui permettent de convaincre les hommes de sa vie de l’épauler dans ses divers projets.

 

À cette époque de la vie de Marie, c’est tout un réseau qui s’est mis en branle comme l’a bien montré Françoise Deroy-Pineau dans sa thèse de doctorat. De fait, comme les autres femmes du 17e siècle, Marie est une femme de réseau. Et le sien monte depuis le bas de la pyramide sociale (le monde des artisans et des « bourgeois ») jusques au roi, à la reine-mère et au cardinal de Richelieu. Elle fait intervenir la duchesse d’Aiguillon auprès de son illustre oncle le cardinal pour obtenir les consoeurs qu’elle désire avoir avec elle en Nouvelle France[31]. Et Marie réussit à passer outre les préventions de l’archevêque de Paris, pour arriver à ses fins[32].

 

Bref, c'est en suivant les voies tout à fait habituelles qu'offre la France de son époque, que Marie accède à un certain pouvoir en devenant d'abord gestionnaire d'entreprise (celle de son beau-frère), puis – et ce n'est pas très différent – fondatrice et supérieure du couvent de Québec, recrutant des engagés pour cultiver les terres de la congrégation, traitant avec les hommes qui construisent les bâtiments du couvent et les reconstruisent après l’incendie de 1650, parlant sur une base quotidienne avec les ouvriers[33]qu’il faut non seulement laisserentrer dans l’enceinte du couvent pour qu’ils y travaillent[34] mais aussi nourrir et même instruire car Marie de l’Incarnation « stylait » les ouvriers dans divers domaines : l’architecture du couvent, la broderie ou peinture sur fil, la décoration de l’église etc[35].

 

Et si une fois installée en Nouvelle France, Marie travaille en bonne intelligence avec les jésuites, sur un pied quasi d’égalité, elle devra faire face à un adversaire de taille, Mgr de Laval, qui, dès son arrivée en 1662, voudra régler plus sévèremment les ursulines de Québec, en bon tridentin qu’il est – en interdisant le chant, par exemple, en changeant leurs réglements, en interdisant aux jeunes sœurs d’avoir voix au chapitre[36]. Or Marie et ses consoeurs trouvent toutes sortes de chemins de traverse, pour obéir à leur façon à leur évêque. Par exemple, « Monseigneur notre Prélat ayant ordonné à notre Révérende Mère d'ouvrir les lettres qu'on envoie de France, elle est seulement obligée de rompre le cachet, et c'est ce qu'elle fait afin d'obéir : mais je vous assure qu'elle ne les lit point du tout[37] ».

 

La vie et l’œuvre de Marie de l’Incarnation se démarquent-elles de celles des femmes de son époque? Il faut savoir que[38] si Marie est selon moi un génie, elle n’est pas la seule « femme forte ». Qu’on pense à toutes les reines, les créatrices (artistes, autrices), les fondatrices d’ordres et de congrégation et la liste s’allonge remarquablement.

 

Quand on aligne les dates et les règnes, en effet, il est évident que les 16e et 17e siècles politiques en Europe sont une affaire de souveraines et de régentes[39]. Ainsi de 1553 à 1603, l’Angleterre est régie par Marie et Elizabeth Tudor, puis une guerre civile et deux révolutions plus tard, de 1702 à 1714, par Anne Stuart qui préside à la naissance de la Grande-Bretagne. En France, la dernière moitié du XVIe siècle et le début du siècle suivant sont dominés par Catherine et Marie de Médicis. Puis de 1643 à 1661, c’est presque vingt ans de régence exercée par Anne d’Autriche, liée d’amitié avec la Reine Christine de Suède[40] qui a fait de son pays la première puissance nordique. Pour leur part, du début XVIe au milieu du XVIIe siècle, les Pays-Bas sont gouvernés quasi sans discontinuer par des femmes[41]. Toutes ces souveraines contribuent à la consolidation de l’absolutisme dans l’Europe du nord-ouest alors que, de 1665 à 1696, la régente Marie-Anne d’Autriche gère comme elle peut le déclin de l’Espagne amorcé sous les deux derniers rois Habsbourg. Pour finir, évoquons d’une part celles qui régnèrent sur le Saint Empire romain germanique (de Marie-Anne (1606-46)[42] à Marie-Thérèse d’Autriche impératrice pendant quarante ans 1740-1780) et d’autre part, les mères des sultans qui dominèrent à tel point l’Empire ottoman qu’on a appelé le 17e siècle « le sultanat des femmes ».

 

Mais les femmes ne sont pas seulement forces économiques ou politiques. Elles sont aussi créatrices : des artisanes de haut calibre[43], des auteures[44] et des artistes[45] qui ont laissé beaucoup plus de traces que l’on pense. Des traces qu’il suffit de compiler pour atteindre une masse critique, comme le montrent les sites informatiques qui les recensent (par exemple la SIEFAR ou Womenwriter[46]). Par ailleurs, dans le seul domaine des arts, « on compte en France au 17e siècle, 28 femmes artistes dont quatre appartiennent à l’Académie royale[47] ». Et que dire de toutes les laïques dévotes et les communautés religieuses qui président à l’assistanat social au 17e siècle en France ?[48]

 

Pensons par exemple : Jeanne de Chantal inspire François de Sales et fonde avec lui la Visitation, cet ordre religieux qui a pour but de visiter, d’enseigner et de réconforter les malades et les pauvres ; Anne de Saint Barthélémy conseille Pierre de Bérulle, le père de l’École française de spiritualité qui marquera profondément et durablement le clergé français ; Alix Le Clerq réalise le rêve éducatif de Pierre Fourier[49] ; Angélique réforme à la fois son couvent de Port-Royal et sa famille, les Arnauld[50]; la dévotion de Barbe Acarie édifie dom Beaucousin et Pierre de Bérulle et anime les salons spirituels de la capitale ; Louise de Marillac œuvre avec Vincent de Paul en créant les filles de la charité qui donnent ses assises au système français d’assistance aux pauvres et indigents; Antoinette d’Orléans fonde, avec l’aide du père Joseph, les Bénédictines de Notre Dame du Calvaire ; Jacqueline Pascal obtient la conversion de son frère Blaise ; on a l’exemple également de Marie Rousseau et de Mère Agnès qui marqueront fortement Jean-Jacques Olier le fondateur des sulpiciens de Montréal ; de Marie des Vallées et Jean Eudes, ce grand missionnaire de l’ouest de la France ; de Madame Guyon et l’abbé de Fénélon l’auteur de plusieurs traités de pédagogie tant adressés aux filles qu’aux garçons qui sera le précepteur de l’héritier de la couronne française… Et que dire d’une duchesse d’Aiguillon présidant aux entreprises d’assistanat social (hôpitaux et maisons d’enseignement) à l’intérieur comme à l’extérieur du pays ? Que dire des fondatrices de la colonie de Nouvelle-France : Marie de l’Incarnation et Madame de la Peltrie cofondatrices des ursulines de Québec, Jeanne Mance fondatrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal, Marguerite Bourgeois créatrice du réseau d’enseignement de la Congrégation Notre-Dame ? Dans toutes les initiatives réformatrices, il ne faut pas chercher longtemps pour trouver la femme. On ne trouve pas une de ces entreprises qui ne soit initiée par et/ou pour les femmes.

 

Tout cela pour dire que les femmes répondent bel et bien présentes tout au long de l’âge moderne. Malgré les restrictions que cherchent à leur imposer une société patriarcale qui voit ses privilèges menacés par leur puissance socio-économique montante[51], les femmes pensent et agissent, écrivent et initient, dirigent leur vie et souvent celle des autres, et… elles laissent des traces auxquelles il nous suffit tout simplement de prêter attention pour rétablir certaines perspectives sur les relations entre les hommes et les femmes de la société française du 17e siècle. Aussi, la vie et l’œuvre de Marie de l’Incarnation étudiées selon la perspective de l’histoire du genre donnent une tout autre réalité à la place que la France réserve aux femmes de son époque : au-delà des prescriptions qui durcissent le ton à l’égard des femmes et semblent restreindre leur liberté d’action et de pensée, l’agentivité que déploie Marie sur le terrain de son existence permet de considérer tous les chemins que peuvent prendre les femmes et qu’elles empruntent en effet pour mener à bien les desseins qui leur tiennent à cœur. On pourrait même dire que les idées de l’ursuline, ses réalisations et son comportement constituent une manifestation exceptionnelle de la norme.

 

[1] Voir entre autres, WIESNER, Merry E., Women and Gender in Early Modern Europe, New York, Cambridge University Press, Second Edition, 2000. Joan Scott, Beauvalet-Bouturyie, Godineau, Josette Brun…

[2] De Certeau, Le Brun

[3] BOLOGNE, Jean Claude, Histoire du mariage en Occident, Paris, Hachette Littératures, 1995, et Histoire du célibat et des célibataires, Paris, Fayard, 2004. Bologne, p.121

[4] Bologne, Histoire du célibat et des célibataires, p.165-168

[5] Cette collaboration des deux sexes est notable de 1598, (la fin des guerres de religions) aux années 1660 où sont imposées les mesures absolutistes du règne personnel de Louis XIV. Mais si elle contribue à durcir les discours et les attitudes à l’égard des femmes, cette imposition n’apparaît ni complète ni partout effective. De nombreuses résistances se font jour, sur le terrain, non seulement chez les femmes mais encore chez les hommes qui soutiennent leurs œuvres et actions dans le monde.

[6]Dans la foulée des études sur les ordres et congrégations religieuses féminines (Rapley, Bernos, Deslandres, Gray).

[7] Claire Garnier

[8]Son père, qui se nommoit Florent Guyart, n’avoit rien qui le rendît considérable que sa probité & sa justice, qui luy avoient tellement acquis l’estime de ceux qui le connoissoit, qu’il le faisoient volontiers l’arbitre de leurs différens, qu’il terminoit avec beaucoup de prudence & d’équité Vie, p.4

[9] « J'ai cru depuis que ma mère ne me croyait pas propre, parce qu'elle me voyait d'une humeur gaie et agréable, qu'elle estimait peut-être incompatible avec la vertu de la religion » Relation de 1654 p.371-372

[10] Vie, p.9.

[11] Relation de 1654 p.372

[12] Relation de 1654 p.373

[13]« Nôtre-Seigneur, ayant permis que, dans le monde, mes parents me missent dans un état et condition qui semblait me permettre les petites libertés et passe-temps qui m’étaient déniés en leur maison, m’en fit entièrement perdre l’affection et l’inclination, et me donna un esprit de retraite qui, m’occupant intérieurement dans l’amour d’un bien que j’ignorais, me faisait quitter la hantise des personnes de mon âge pour demeurer seule dans la maison à lire en des livres de piété, ayant entièrement quitté ceux qui traitaient des choses vaines et auxquels j’avais eu de l’attache purement pour mon seul esprit et récréation » Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques (Québec), éd. dom Albert Jamet, 1929, réimprimé Québec, 1985 ; ci-après R1654, t. ii, p. 49.

[14] Relation de 1654 p.56

[15] Relation de 1654 p.372; Vie, p.15-16.

[16] 19 Relation de 1654 p.372. Elle les supporte parce que, dit-elle : « Je crois et j'ai toujours cru que je n'y avais été engagée qu'afin de servir au dessein que Dieu avait de vous mettre au monde et pour souffrir diverses croix par la perte des biens et par les choses dont je crois vous avoir parlé ». Vie, p.15-16. Son fils, Dom Claude, qui est aussi son premier biographe, explique à mots couverts la situation : « elle regardoit son mary comme luy tenant la place de Dieu, & en cette qualité elle luy rendoit tous les respects & tous les services qui luy etoient possibles. Elle l’aymoit uniquement, parce qu’il avoit toutes les belles qualitez de corps et d’esprit que l’on eût pu désirer dans un homme ; mais beaucoup plus parce que la loy de Dieu l’y obligeoit : aussi son amour étant plus fondé sur la grace que sur la nature, l’on ne voyoit point en elle ces caresses molles qu’on voit en quelques nouvelles mariées; mais seulement une humeur gaye & ouverte, retenuë par une gravité respectueuse. Par le méme principe, son amour étoit inaltérable dans les afflictions qu’elle souffroit; & c’est ce qui donnoit de l’admiration à ses parens & à ses amis, qui ne pouvoient comprendre comment il se pouvoit faire qu’elle conservast un cœur sincere & une union si inviolable avec un homme qui avoit été la cause, quoy qu’innocente de ses peines. Luy-même en étoit surpris, de sorte qu’il ne la pouvoit voir dans son affliction sans pleurer, & admirant une si grande vertu, il ne se présentoit point d’occasion qu’il ne luy demandast pardon avec une extrème douleur ».

[17] P.96-99

[18] Vie, p.16.

[19] Vie p.32-33

[20] Pineau, p. 106-107 (nelle ed)

Vie p.24, 39[21]

[22] Deroy p.122.

[23] Vie p.64

[24] Relation 1654, p.161

[25] MI corr à son fils, 1669, p.837 et R1654, p.165-166

[26]Deroy, p.135 (nelle éd)

[27] Deroy 154-155 (nelle éd)

[28] MI à Mme de la Peltrie, novembre 1638, p.70 et sv

[29] MI à la mère Françoise de S. Bernarrd, 1639 p.75 et sv. La Relation de ce qui s'est passé en la Nouvelle-France sur le grand fleuve de S.Laurent ; depuis 1632, date de leur rentrée dans les missions du Canada, les Jésuites faisaient paraître annuellement sous le titre de Relations le récit de leurs travaux chez les sauvages et des progrès de l'évangélisation . C'est sans doute la Relation de 1634 adressée de Paris par le P. Poncet, avec une invitation pressante de se donner de sa personne à la mission du Canada, cf. R 1654 (V 309 ; J 9, 41)

[30] Deslandres, plusieurs articles

[31] MI la Mère Françoise de S . Bernard, 1639 p.77, voir aussi p.84

[32] MI à la Mère Ursule de Ste-Catherine, 1641, p.142 n.8.

[33] MI à son fils, 1656, p. 571

[34] MI à son fils 1669, p.837 décrit comment cela se passait au couvent de Tours quand Claude pénétrait dans le couvent en profitant du passage des ouvriers… « voyant la grande porte conventuelle ouverte pour les ouvriers ».

[35] MI annexe, 1672 p.1013 Comme l’écrit Marguerite de St-Athanase : « Elle estoit fort industrieuse en toute sorte d'ouvrages, et n'ignoroit rien de tout ce que l'on peut souhaiter en une personne de son sexe, soit pour la broderie, qu'elle sçavoit en perfection, soit pour la dorure ou peinturre . Elle n'estoit pas mesme ignorante de l'architecture et sculpture, ayant elle-mesme montré et stillé les ouvriers qui ont fait le retable de nostre église . Et elle a toujours infatigablement employé tout ce qu'elle en sçavoit pour la décoration et ornement des autels ; ayant elle-mesme enrichy le fond du restablissemant de belles peintures et de dorure, sans que ses grandes occupations Payent pu obliger de prendre quelque repos, ayant pour sa devise ordinaire : « Brièveté de travail, éternité de repos » ; et ne se contentant pas d'y travailler, elle tâchoit encore d'y stiller d'autres personnes

[36] MI à la Mère Ursule de Sainte-Catherine,1660 p.643 :l'Évêque ordonne que contre la coutume la Charge de Maîtresse des Novices soit élective, et que la Supérieure ouvre les lettres des Religieuses. MI à son Fils, septembre-octobre 1659, p.613.Elle en fait un portrait assez cru :« outre le bonheur qui revient à tout le païs d'avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d'avoir un homme dont les qualitez personnelles sont rares et extraordinaires . Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c'est un homme d'un haut mérite et d'une vertu singulière . J'ay bien compris ce que vous m'avez voulu dire de son élection ; mais que l'on dise ce que l'on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l'ont choisi. Je ne dis pas que c'est un saint, ce seroit trop dire : mais je dirai avec vérité qu'il vit saintement et en Apôtre. Il ne sçait ce que c'est que respect humain . Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres . Il falloir ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines »

[37] MI la Mère Ursule de Sainte-Catherine, 1660, p.644

[38] Dans ce créneau précis qui va de 1580 à 1660

[39] On se référera avec profit à : Eliane Viennot et Danielle Haase-Dubosc dir. Femmes et pouvoir sous l’Ancien Régime. Paris, Éd. Rivages, 1991. Et pour la France, Simone Bertière, « Le métier de reine en France aux XVIe et XVIIe siècles ». Proceedings of the Western Society for French History, 23 (1996), pp. 1-17. Fanny Cosandey, La Reine de France – Symbole et pouvoir, XVe – XVIIIe siècle. Paris, Gallimard, 2000. Benetta Craveri, Reines et favorites. Le pouvoir des femmes. Paris, Gallimard, 2007.

[40] de 1632 à 1654

[41] Marguerite d'Autriche de 1506 à 1530, Marie de Hongrie de 1531-à 1556, Marguerite de Parme de 1559-1581, Isabelle d’Espagne de 1598 à 1633) Isabelle gouverne les Pays-Bas conjointement avec son mari, Albert de Habsbourg, le fils de l’Empereur Maximilien II.

[42] Elle est la fille de Philippe IV d’Espagne et épouse, en 1631 Ferdinand III de Habsbourg qui est empereur du Saint Empire.

[43] Malgré les restrictions concernant leur accès au compagnonnage, certaines sont des artisanes achevées. L’exemple donné par Marie Guyart et les ursulines de Québec est probant : Christine Turgeon, Le fil de l’art. Les broderies des ursulines de Québec, Québec, Musée du Québec, Musée des ursulines de Québec, 2002.

[44] Goldsmith and Goodman, ed. Going Public, p. 249.Voir entre autres les sites : EARLY MODERN FRENCH WOMEN WRITERS: A WOMEN'S STUDIES DIGITIZATION PROJECT INITIATIVE http://etrc.lib.umn.edu/frenwom.htm et Société Internationale pour l'Étude des Femmes de l'Ancien Régime : http://www.siefar.org/

[45] Pensons aux Italiennes Lavinia Fontana et Sofonisba Anguissola ou alors aux artistes françaises : de Suzanne de Court à Élisabeth-Sophie Chéron et Élisabeth Viger-Lebrun, en passant par les trois sœurs Bouzonnet Stella pour ne citer que celles-ci. Louis-Abel de Fontenay, Dictionnaire des artistes, ou Notice historique et raisonnée des Architectes, Peintres, Graveurs, Sculpteurs... Ouvrage rédigé par M. l'Abbé de F..., Paris, chez Vincent, 1776, 2 vol. II, p.586-587.Voir le site http://www.wendy.com/women/artists.html. Et aussi Marie-Jo Bonnet, Les Femmes dans l'art, Paris, La Martinière, 2004

[46] http://www.siefar.org/  et http://neww.huygens.knaw.nl/. Ceci, en gardant en tête que dans un contexte où l’analphabétisme demeure massif, le nombre des auteurs et auteures d’une part et celui des lecteurs et lectrices d’autre part demeure très limité. À l’échelle de la France, dans les années 1686-1690, la proportion d’épouses signant leur acte de mariage est de l’ordre de 14 % alors qu’il est de 29 % pour les époux; voir François Lebrun, « La femme dans la société française du XVIIe siècle », GUIART, Marie Guyart de l’Incarnation. Un destin transocéanique, Paris, L’Harmattan, 2000, p.71-88, ici p.75.

[47] Beauvalet-Boutouyrie, Les femmes à l’époque moderne, p.219.

[48] Deslandres, « La mission des femmes I et II », dans Croire et faire croire, p. 356-389.

[49] En créant une « Maison nouvelle de filles pour y pratiquer tout le bien qu'on pourrait » et tout un réseau d’écoles de filles

[50] Les défenseurs du mouvement politico-religieux du jansénisme

[51] Collins, « The Economic Role of Women», p. 467-470, citant Martha Howell, Women, Production, and Patriarchy in Late Medieval Cities, (Chicago, 1986) et Alice Clark

Étudier la vie et l’œuvre de Marie Guyart de l’Incarnation selon l’histoire des rapports de pouvoir entre les sexes (ou genre) permet de grandement nuancer le tableau qu’ont fait les historiens de la place des femmes dans la société française du 17e siècle[1].

Posons-le d’emblée, le destin d’une femme de l’époque de la fondatrice des Ursulines de Québec, est toujours officiellement lié à celui d’un homme : elle est fille de l’homme dont elle porte le patronyme et qu’elle quitte pour épouser un homme choisi par ses parents afin de devenir mère d’un homme (la pression est très forte d’avoir au moins un fils). Éventuellement, elle deviendra veuve de cet homme dont le départ définitif l’investira, il est vrai, d’un certain pouvoir socio-économique et d’une relative liberté de mouvement et des avoirs familiaux que son clan considèrera cependant de très près, car il restera toujours sur le qui-vive et prêt à lui intenter des procès pour mauvaise gestion ou dilapidation du patrimoine.

Et si elle se fait religieuse, elle épouse l’Homme entre tous les hommes, le Christ, qui, à bien y penser est aussi le grand absent[2]. Mais cette absence est mère d’agentivité féminine, la seule reconnue légitime par l’Église et par l’État. Certes la « Règle » que la religieuse suit au cloître a souvent été rédigée par la fondatrice de son ordre (aidée d’un co-fondateur masculin dont l’histoire retient d’ailleurs plus volontiers le nom, pensons à François de Sales, Vincent de Paul pour ne retenir que les plus connus…). Mais si les éléments qui constituent cette Règle sont discutés voire modulés par les religieuses et leur mère supérieure, ces points doivent toujours recevoir l’aval du supérieur ecclésiastique qui parfois les met lui-même en forme; bref la règle doit toujours obtenir l’imprimatur de l’évêque et surtout les religieuses doivent recevoir les bulles qui émanent de ce monde entièrement masculin qu’est la curie romaine : tout cela peut prendre un certain temps, période de latence ou d’immobilisme administratif propices aux innovations des religieuses et autres « désordres » de leur part. Par ailleurs, si, par ses extases et ses visions, cette femme qui s’est faite religieuse est, comme Marie Guyart, en communication directe avec le Christ, elle peut tenir à distance les hommes – évêques, directeur de conscience, confesseurs – qui ont officiellement autorité sur les cloîtres, voire elle peut mener ces hommes à sa guise. A la seule condition que ces hommes reconnaissent orthodoxes les inspirations et visions surnaturelles qu’elle dit avoir. Ainsi les désirs et les actions de cette femme divinement inspirée seront reconnus légitimes, et par là, deviendront un puissant levier de l’agir féminin.

Cette légitimation relève de la pure et simple prudence, dans un temps, où « la » femme ne peut ni se penser ni se concevoir seule agente de sa propre vie ni surtout prendre la parole (et autorité) à l’Église. En effet, les visions et les idées nouvelles qui lui viennent risquent, si elles ne sont pas reconnues « saintes », au pire, de l’envoyer périr sur le bûcher (et la menace est très sérieuse en ces temps de chasse aux sorcières), au mieux de se faire enterrer vivante – folle à la Salpétrière, mutique dans un couvent oublié de province – dans tous les cas, interdite à jamais de communication.

Maintenant, la réalité de ces femmes d’autrefois est beaucoup plus nuancée que ne le font paraître tous ces principes. Voire, la nécessité oblige ces femmes à infléchir ces règles de vie auxquelles elles adhèrent et qui peuvent nous paraître figées et atemporelles. D’abord les célibataires : nombre de femmes ne peuvent à cause de leur pauvreté ni se marier et monter un ménage ni entrer en religion faute de dot[3]. Et la croissance du célibat féminin semble s’être accentué au courant du 17e siècle à un tel point que cela devient un problème auquels le roi et Colbert réagiront par des politiques matrimoniales spectaculaires en 1666[4]. On a parlé à la suite d’Henri Bremond d’une ruée vers les cloîtres, mais on a moins souligné le nombre important de femmes célibataires, en France, celles qu’on appellera les « dévotes » mais aussi celles qui refusent le mariage (pensons à Gabrielle Suchon, par exemple, à Marie Le Jars de Gournay l’éditrice des Essais de Montaigne ou aux fameuses « précieuses »). Cela dit, il faut noter que de tout temps, célibataires ou mariées, la vaste majorité des femmes ont travaillé pour augmenter les revenus de leur famille – les filles ramenant à leur père leur salaire de domestiques, petites mains, ou de manouvrières, les épouses rapportant au ménage les gains non négligeables de la production textile ou de la vente des produits de la ferme. Ainsi les femmes jouissent-elles d’une certaine autonomie ou à tout le moins de la reconnaissance sociale de leur apport économique.

Or remarquons-le, la presque totalité des hommes d’Ancien Régime ne peut se penser sans femme : tout le monde en est conscient, le paysan ne peut survivre sans une femme aguerrie aux travaux de la ferme et à la vente dans les marchés; l’artisan non plus ne peut s’établir sans épouse à qui confier finition et vente des objets, administration des finances, gestion du réseau et de la publicité; le soldat ne peut avancer sans l’intendance assurée par les femmes qui suivent les armées. Or si l’homme ne peut suffire à sa tâche sans femme, la femme, quant à elle, survit la plupart du temps sans l’homme. La force des choses ou la nécessité l’obligent à se tirer d’affaire sans l’aide d’un époux. De tout temps, en effet, les familles monoparentales ont existé, majoritairement dirigée par une femme, séparée de son mari par les guerres, les déplacements saisonniers, les maladies, la mort. Une femme certes esseulée mais qui demeure protégée (disons plutôt surveillée) de corps et de réputation par les hommes de sa famille : père, frères, beaux-frères, fils, par les hommes d’Église et par les matrones! Par ailleurs, une fois veuve, elle peut, de son propre chef, refuser le remariage ou même se le voir fustiger par charivari parce que son second mariage enlève aux plus jeunes la chance de se trouver un mari sur le marché matrimonial. Donc les femmes seules, chargées d’enfants ou non, sont plus nombreuses autrefois qu’on le pense aujourd’hui. Et il faut noter aussi que très souvent elles trouvent à s’appuyer sur un réseau de solidarité féminine, réseau laïc ou religieux ou les deux à la fois de solidarité, d’éducation et de transmission de l’information. S’il vient à manquer, elles risquent l’ostracisme et de devenir le bouc émissaire de la société dont elles sont issues.

Autre point à souligner : l’époque de la vie active de Marie de l’Incarnation, qui correspond aux années 1618-1670, est un créneau temporel particulièrement favorable à l’agentivité féminine : Alors même qu’au début du 17e siècle, la France établit sa colonie en Amérique, le pays se relève à grand peine de quarante ans de guerres civiles et religieuses, puis la guerre de Trente Ans draine hors de France les hommes valides. Comme toujours pendant et après de tels cataclysmes voraces en mâles, la force vive des femmes est non seulement souhaitée mais encore elle est mise à contribution. Reconstruction du pays d’une part ou construction d’un pays d’autre part font naître ce qu’il convient d’appeler un « féminisme religieux » dont le principe premier est d’affirmer l’égalité des sexes pour mieux souligner les devoirs chrétiens de chacun et mobiliser tout le monde. À la faveur de ce mouvement, se dessinent les contours d’une culture qui reconnaît aux femmes la « même obligation d’employer le temps » que les hommes, de « se rendre utiles au public », de fuir l’oisiveté et de s’adonner à l’étude, à la charité et au travail manuel. Ainsi la possibilité est donnée aux femmes de participer activement aux fondements de la société civile : charité, éducation, santé[5]. Notons-le : des deux côtés de l’Atlantique, ce sont précisément les femmes, laïques ou religieuses, qui fondent l’assistanat social de leur époque, sur les structures desquelles résident la bienfaisance, l’éducation, la santé, ces piliers de la res publica tels que nous les connaissons aujourd’hui.

Pour conclure ces remarques sur les relations de pouvoir entre les sexes à l’époque moderne, notons que le cloître féminin n’est pas aussi fermé aux hommes qu’il y paraît à prime abord[6]. De fait, des hommes y circulent tous les jours. Bien entendu, on y repère ceux qui ont autorité sur les religieuses : fondateur et/ou supérieur ecclésiastique du couvent, aumônier ou directeur de conscience que les religieuses peuvent élire assez librement; l’évêque qu’elles entendent depuis leur grille de choeur à l’église ou dont les paroles (et prescriptions) leur sont dûment rapportées. Mais nous devons aussi compter les hommes qui travaillent pour le monastère, qu’engage et dirige l’abbesse ou la mère supérieure : artisans, hommes à tout faire plus ou moins à demeure, paysans ou colons aussi car partout, les couvents ont seigneurie sur les terres qui les nourrissent. Enfin, dans ce lot d’hommes que côtoient les religieuses, il faut compter aussi ceux qui viennent en visite en personne au parloir, par les lettres et par les livres – mais aussi dans le cas des hospitalières, les hommes qui sont soignés par ces mains féminines[7].

Ces propos que je viens de tenir, que valent-ils devant cette existence que Marie de l’Incarnation semble diriger à sa guise? À prime abord, Marie passe par tous les états que peut connaître une femme « normale » à son époque. Cette catholique (les catholiques sont en majorité en France) va, en effet, passer de l'état de fille obéissante (obéissant à son père), à celui de femme mariée (soumise à son mari), de mère (soucieuse du bien-être de son fils), de veuve (gagnant de facto une certaine autonomie), de religieuse (suivant tout à fait le modèle de la religieuse qu’a modelé le très masculin Concile de Trente : clôture, règles resserrées, obéissance communautaire à l’évêque).

Or il s’avère qu’à l'intérieur de chacun de ces états successifs de fille, épouse, mère, veuve et religieuse, Marie déploie, une remarquable agentivité qui aurait pu lui valoir l’opprobre de sa famille et de sa société – l’opprobre voire même le bûcher qui, en ces temps de chasse aux sorcières et de possession de couvents est je le répète une réelle menace. Mais non, Marie sait d’instinct négocier les virages dangereux qu’elle imprime à sa vie et réussit à agir selon sa volonté mais notons-le, toujours sans sortir des limites imposées par sa société; des limites dont elle a parfaitement conscience et qu’elle sait approcher, voire raser, en recourant à l’aide des hommes de sa vie.

Son père en premier lieu. Elle parle peu de lui dans ses écrits. Florent Guyart est un maître boulanger dont la probité et la prudence étaient reconnue de tous à Tours[8]. Conformément à l’esprit du temps mais aussi parce qu’avec son épouse, il considère Marie trop joyeuse pour entrer dans les ordres[9], il la marie à 17 ans au soyeux Claude Martin : jusqu’ici rien que de très normal, sinon que Marie aurait préféré entrer en religion[10]. Elle obéit cependant, se laissant « conduire à l’aveugle par [s]es parents »[11] et entre dans les liens du mariage pour lequel elle a « une grande aversion »[12].

Or voilà qu’elle surprend tout le monde : avec l’accord de son mari, là voilà qui fréquente assidûment la messe, les processions, elle se met à lire abondamment des ouvrages de piété et à prêcher la bonne nouvelle aux domestiques et ouvriers[13]. « Sans cette tolérance » écrit-elle, ma captivité et les croix qui la suivaient, m’eussent été insupportables »[14]. Il n’est pas clair comment elle s’y est prise, mais il semble que ce mari qu’elle regardait « comme luy tenant la place de Dieu » la laisse agir car il se sent coupable à son égard[15]17. Coupable de quoi? De lui imposer les devoirs de la chair qui visiblement lui répugnent, elle les appelle « les croix du mariage »[16] ou bien coupable du poids envahissant de sa belle-mère ou des manigances d’une rivale éconduite comme le soupçonne Françoise Deroy-Pineau[17]? En tous cas, c’est quelque chose de visible car tout le monde est au courant : en effet ses ouvriers auprès desquels elle mène un véritable apostolat « la respectoient comme leur Maitresse, & la cherissoient comme leur mere, & comme le sujet de son affliction leur étoit connu, ils avoient pour elle une compassion qui ne se peut dire, & ne la pouvoient regarder sans gémir[18] ».

Une fois veuve, et après avoir réglé la banqueroute qui a accompagné la maladie et le décès de son époux, mis en nourrice son fils prénommé Claude lui aussi, Marie retourne comme il se doit chez son père[19]. Elle y mène une vie de recluse, priant, lisant, brodant pour gagner leur vie. Elle s’occupe de son père qui la laisse mener sa vie à sa guise. Et après une vision (la vision du sang), elle réoriente sa vie, se trouve un confesseur, le feuillant François de Saint Bernard, qu’elle convainc de la laisser prononcer un vœu de chasteté[20] - ce qui lui permet de refuser tous les partis qui se présentent, mêmes les plus avantageux qui les auraient mis, elle et son fils, à l’abri du besoin[21]. Elle s’emploie à « des œuvres de charité » . Après un an de ce régime, elle accepte d’aider sa sœur Claude et son beau-frère Paul Buisson à gérer leur compagnie de transport (la plus grosse de Touraine) à condition qu’elle puisse faire à sa guise ses dévotions. Elle a tant de succès que son beau-frère analphabête mais très heureux en affaires, « a tant d’amitié et de déférence pour elle qu’il ne lui refuse rien »[22]. C’est à cette époque qu’elle change de directeur spirituel. Le feuillant dom Raymond de Saint Bernard guide les lectures de Marie, avalise les choix de vie qu’elle fait (entre autres ses mortifications qu’elle l’a convaincu d’accepter malgré leurs outrances)[23] et il l’encourage dans sa dévotion.

Et puis, après quelques dix ans, coup de théâtre : elle quitte cette vie pour entrer chez les Ursulines de Tours. Ni les supplications de son père « fort âgé, qui faisait des cris lamentables »[24], ni celles de son fils (qui avec une bande de jeunes assiège le couvent en clamant : « Rendez-moi ma mère ») ne la feront changer d’avis, bien qu’elle se sente alors comme si on lui « séparât l'âme du corps avec des douleurs extrêmes»[25]. Notons ici que par l’entremise de Dom Raymond, Marie a obtenu de l’évêque Bertrand d’Eschaux, de faire son entrée sans dot chez les Ursulines. C’est encore dom Raymond qui convaincra les Buisson de laisser partir Marie et de se charger financièrement du jeune Claude[26].

Le jésuite Georges de de la Haye entre ensuite en scène : impressionné par Marie, il lui demande de rédiger son autobiographie[27] (Ce sera en 1633 le premier de deux textes, le second étant terminé en 1654). Par La Haye et aussi par Joseph Poncet (qui la présentera à Mme de la Peltrie, la future bienfaitrice fondatrice du couvent québécois)[28], Marie se trouve aux premières loges de l’aventure jésuite en Nouvelle-France. Ce sont eux qui vont favoriser sa décision d’y fonder un couvent d’ursulines[29] dévolu à l’éducation des jeunes Amérindiennes. Tandis que pour sa part, dom Raymond subira un véritable chantage de la part de Marie pour qu’il seconde son dessein transocéanique (si je ne pars pas, vous serez responsable de ma damnation) – un projet qu’elle réalise en 1639[30]. Il faut noter ici que si, Marie arrive à ses fins, c’est qu’elle est dotée d’un mandat divin – d’une caution quasi magique pour reprendre les termes de Chantal Théry qui lui permettent de convaincre les hommes de sa vie de l’épauler dans ses divers projets.

À cette époque de la vie de Marie, c’est tout un réseau qui s’est mis en branle comme l’a bien montré Françoise Deroy-Pineau dans sa thèse de doctorat. De fait, comme les autres femmes du 17e siècle, Marie est une femme de réseau. Et le sien monte depuis le bas de la pyramide sociale (le monde des artisans et des « bourgeois ») jusques au roi, à la reine-mère et au cardinal de Richelieu. Elle fait intervenir la duchesse d’Aiguillon auprès de son illustre oncle le cardinal pour obtenir les consoeurs qu’elle désire avoir avec elle en Nouvelle France[31]. Et Marie réussit à passer outre les préventions de l’archevêque de Paris, pour arriver à ses fins[32].

Bref, c'est en suivant les voies tout à fait habituelles qu'offre la France de son époque, que Marie accède à un certain pouvoir en devenant d'abord gestionnaire d'entreprise (celle de son beau-frère), puis – et ce n'est pas très différent – fondatrice et supérieure du couvent de Québec, recrutant des engagés pour cultiver les terres de la congrégation, traitant avec les hommes qui construisent les bâtiments du couvent et les reconstruisent après l’incendie de 1650, parlant sur une base quotidienne avec les ouvriers[33] qu’il faut non seulement laisser entrer dans l’enceinte du couvent pour qu’ils y travaillent[34] mais aussi nourrir et même instruire car Marie de l’Incarnation « stylait » les ouvriers dans divers domaines : l’architecture du couvent, la broderie ou peinture sur fil, la décoration de l’église etc[35].

Et si une fois installée en Nouvelle France, Marie travaille en bonne intelligence avec les jésuites, sur un pied quasi d’égalité, elle devra faire face à un adversaire de taille, Mgr de Laval, qui, dès son arrivée en 1662, voudra régler plus sévèremment les ursulines de Québec, en bon tridentin qu’il est – en interdisant le chant, par exemple, en changeant leurs réglements, en interdisant aux jeunes sœurs d’avoir voix au chapitre[36]. Or Marie et ses consoeurs trouvent toutes sortes de chemins de traverse, pour obéir à leur façon à leur évêque. Par exemple, « Monseigneur notre Prélat ayant ordonné à notre Révérende Mère d'ouvrir les lettres qu'on envoie de France, elle est seulement obligée de rompre le cachet, et c'est ce qu'elle fait afin d'obéir : mais je vous assure qu'elle ne les lit point du tout[37] ».

La vie et l’œuvre de Marie de l’Incarnation se démarquent-elles de celles des femmes de son époque? Il faut savoir que[38] si Marie est selon moi un génie, elle n’est pas la seule « femme forte ». Qu’on pense à toutes les reines, les créatrices (artistes, autrices), les fondatrices d’ordres et de congrégation et la liste s’allonge remarquablement.

Quand on aligne les dates et les règnes, en effet, il est évident que les 16e et 17e siècles politiques en Europe sont une affaire de souveraines et de régentes[39]. Ainsi de 1553 à 1603, l’Angleterre est régie par Marie et Elizabeth Tudor, puis une guerre civile et deux révolutions plus tard, de 1702 à 1714, par Anne Stuart qui préside à la naissance de la Grande-Bretagne. En France, la dernière moitié du XVIe siècle et le début du siècle suivant sont dominés par Catherine et Marie de Médicis. Puis de 1643 à 1661, c’est presque vingt ans de régence exercée par Anne d’Autriche, liée d’amitié avec la Reine Christine de Suède[40] qui a fait de son pays la première puissance nordique. Pour leur part, du début XVIe au milieu du XVIIe siècle, les Pays-Bas sont gouvernés quasi sans discontinuer par des femmes[41]. Toutes ces souveraines contribuent à la consolidation de l’absolutisme dans l’Europe du nord-ouest alors que, de 1665 à 1696, la régente Marie-Anne d’Autriche gère comme elle peut le déclin de l’Espagne amorcé sous les deux derniers rois Habsbourg. Pour finir, évoquons d’une part celles qui régnèrent sur le Saint Empire romain germanique (de Marie-Anne (1606-46)[42] à Marie-Thérèse d’Autriche impératrice pendant quarante ans 1740-1780) et d’autre part, les mères des sultans qui dominèrent à tel point l’Empire ottoman qu’on a appelé le 17e siècle « le sultanat des femmes ».

Mais les femmes ne sont pas seulement forces économiques ou politiques. Elles sont aussi créatrices : des artisanes de haut calibre[43], des auteures[44] et des artistes[45] qui ont laissé beaucoup plus de traces que l’on pense. Des traces qu’il suffit de compiler pour atteindre une masse critique, comme le montrent les sites informatiques qui les recensent (par exemple la SIEFAR ou Womenwriter[46]). Par ailleurs, dans le seul domaine des arts, « on compte en France au 17e siècle, 28 femmes artistes dont quatre appartiennent à l’Académie royale[47] ». Et que dire de toutes les laïques dévotes et les communautés religieuses qui président à l’assistanat social au 17e siècle en France ?[48]

Pensons par exemple : Jeanne de Chantal inspire François de Sales et fonde avec lui la Visitation, cet ordre religieux qui a pour but de visiter, d’enseigner et de réconforter les malades et les pauvres ; Anne de Saint Barthélémy conseille Pierre de Bérulle, le père de l’École française de spiritualité qui marquera profondément et durablement le clergé français ; Alix Le Clerq réalise le rêve éducatif de Pierre Fourier[49] ; Angélique réforme à la fois son couvent de Port-Royal et sa famille, les Arnauld[50]; la dévotion de Barbe Acarie édifie dom Beaucousin et Pierre de Bérulle et anime les salons spirituels de la capitale ; Louise de Marillac œuvre avec Vincent de Paul en créant les filles de la charité qui donnent ses assises au système français d’assistance aux pauvres et indigents; Antoinette d’Orléans fonde, avec l’aide du père Joseph, les Bénédictines de Notre Dame du Calvaire ; Jacqueline Pascal obtient la conversion de son frère Blaise ; on a l’exemple également de Marie Rousseau et de Mère Agnès qui marqueront fortement Jean-Jacques Olier le fondateur des sulpiciens de Montréal ; de Marie des Vallées et Jean Eudes, ce grand missionnaire de l’ouest de la France ; de Madame Guyon et l’abbé de Fénélon l’auteur de plusieurs traités de pédagogie tant adressés aux filles qu’aux garçons qui sera le précepteur de l’héritier de la couronne française… Et que dire d’une duchesse d’Aiguillon présidant aux entreprises d’assistanat social (hôpitaux et maisons d’enseignement) à l’intérieur comme à l’extérieur du pays ? Que dire des fondatrices de la colonie de Nouvelle-France : Marie de l’Incarnation et Madame de la Peltrie cofondatrices des ursulines de Québec, Jeanne Mance fondatrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal, Marguerite Bourgeois créatrice du réseau d’enseignement de la Congrégation Notre-Dame ? Dans toutes les initiatives réformatrices, il ne faut pas chercher longtemps pour trouver la femme. On ne trouve pas une de ces entreprises qui ne soit initiée par et/ou pour les femmes.

Tout cela pour dire que les femmes répondent bel et bien présentes tout au long de l’âge moderne. Malgré les restrictions que cherchent à leur imposer une société patriarcale qui voit ses privilèges menacés par leur puissance socio-économique montante[51], les femmes pensent et agissent, écrivent et initient, dirigent leur vie et souvent celle des autres, et… elles laissent des traces auxquelles il nous suffit tout simplement de prêter attention pour rétablir certaines perspectives sur les relations entre les hommes et les femmes de la société française du 17e siècle. Aussi, la vie et l’œuvre de Marie de l’Incarnation étudiées selon la perspective de l’histoire du genre donnent une tout autre réalité à la place que la France réserve aux femmes de son époque : au-delà des prescriptions qui durcissent le ton à l’égard des femmes et semblent restreindre leur liberté d’action et de pensée, l’agentivité que déploie Marie sur le terrain de son existence permet de considérer tous les chemins que peuvent prendre les femmes et qu’elles empruntent en effet pour mener à bien les desseins qui leur tiennent à cœur. On pourrait même dire que les idées de l’ursuline, ses réalisations et son comportement constituent une manifestation exceptionnelle de la norme.

 

Dominique Deslandres

 

[1] Voir entre autres, WIESNER, Merry E., Women and Gender in Early Modern Europe, New York, Cambridge University Press, Second Edition, 2000. Joan Scott, Beauvalet-Bouturyie, Godineau, Josette Brun…

[2] De Certeau, Le Brun

[3] BOLOGNE, Jean Claude, Histoire du mariage en Occident, Paris, Hachette Littératures, 1995, et Histoire du célibat et des célibataires, Paris, Fayard, 2004. Bologne, p.121

[4] Bologne, Histoire du célibat et des célibataires, p.165-168

[5] Cette collaboration des deux sexes est notable de 1598, (la fin des guerres de religions) aux années 1660 où sont imposées les mesures absolutistes du règne personnel de Louis XIV. Mais si elle contribue à durcir les discours et les attitudes à l’égard des femmes, cette imposition n’apparaît ni complète ni partout effective. De nombreuses résistances se font jour, sur le terrain, non seulement chez les femmes mais encore chez les hommes qui soutiennent leurs œuvres et actions dans le monde.

[6]Dans la foulée des études sur les ordres et congrégations religieuses féminines (Rapley, Bernos, Deslandres, Gray).

[7] Claire Garnier

[8]Son père, qui se nommoit Florent Guyart, n’avoit rien qui le rendît considérable que sa probité & sa justice, qui luy avoient tellement acquis l’estime de ceux qui le connoissoit, qu’il le faisoient volontiers l’arbitre de leurs différens, qu’il terminoit avec beaucoup de prudence & d’équité Vie, p.4

[9] « J'ai cru depuis que ma mère ne me croyait pas propre, parce qu'elle me voyait d'une humeur gaie et agréable, qu'elle estimait peut-être incompatible avec la vertu de la religion » Relation de 1654 p.371-372

[10] Vie, p.9.

[11] Relation de 1654 p.372

[12] Relation de 1654 p.373

[13]« Nôtre-Seigneur, ayant permis que, dans le monde, mes parents me missent dans un état et condition qui semblait me permettre les petites libertés et passe-temps qui m’étaient déniés en leur maison, m’en fit entièrement perdre l’affection et l’inclination, et me donna un esprit de retraite qui, m’occupant intérieurement dans l’amour d’un bien que j’ignorais, me faisait quitter la hantise des personnes de mon âge pour demeurer seule dans la maison à lire en des livres de piété, ayant entièrement quitté ceux qui traitaient des choses vaines et auxquels j’avais eu de l’attache purement pour mon seul esprit et récréation » Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques (Québec), éd. dom Albert Jamet, 1929, réimprimé Québec, 1985 ; ci-après R1654, t. ii, p. 49.

[14] Relation de 1654 p.56

[15] Relation de 1654 p.372; Vie, p.15-16.

[16] 19 Relation de 1654 p.372. Elle les supporte parce que, dit-elle : « Je crois et j'ai toujours cru que je n'y avais été engagée qu'afin de servir au dessein que Dieu avait de vous mettre au monde et pour souffrir diverses croix par la perte des biens et par les choses dont je crois vous avoir parlé ». Vie, p.15-16. Son fils, Dom Claude, qui est aussi son premier biographe, explique à mots couverts la situation : « elle regardoit son mary comme luy tenant la place de Dieu, & en cette qualité elle luy rendoit tous les respects & tous les services qui luy etoient possibles. Elle l’aymoit uniquement, parce qu’il avoit toutes les belles qualitez de corps et d’esprit que l’on eût pu désirer dans un homme ; mais beaucoup plus parce que la loy de Dieu l’y obligeoit : aussi son amour étant plus fondé sur la grace que sur la nature, l’on ne voyoit point en elle ces caresses molles qu’on voit en quelques nouvelles mariées; mais seulement une humeur gaye & ouverte, retenuë par une gravité respectueuse. Par le méme principe, son amour étoit inaltérable dans les afflictions qu’elle souffroit; & c’est ce qui donnoit de l’admiration à ses parens & à ses amis, qui ne pouvoient comprendre comment il se pouvoit faire qu’elle conservast un cœur sincere & une union si inviolable avec un homme qui avoit été la cause, quoy qu’innocente de ses peines. Luy-même en étoit surpris, de sorte qu’il ne la pouvoit voir dans son affliction sans pleurer, & admirant une si grande vertu, il ne se présentoit point d’occasion qu’il ne luy demandast pardon avec une extrème douleur ».

[17] P.96-99

[18] Vie, p.16.

[19] Vie p.32-33

[20] Pineau, p. 106-107 (nelle ed)

Vie p.24, 39[21]

[22] Deroy p.122.

[23] Vie p.64

[24] Relation 1654, p.161

[25] MI corr à son fils, 1669, p.837 et R1654, p.165-166

[26]Deroy, p.135 (nelle éd)

[27] Deroy 154-155 (nelle éd)

[28] MI à Mme de la Peltrie, novembre 1638, p.70 et sv

[29] MI à la mère Françoise de S. Bernarrd, 1639 p.75 et sv. La Relation de ce qui s'est passé en la Nouvelle-France sur le grand fleuve de S.Laurent ; depuis 1632, date de leur rentrée dans les missions du Canada, les Jésuites faisaient paraître annuellement sous le titre de Relations le récit de leurs travaux chez les sauvages et des progrès de l'évangélisation . C'est sans doute la Relation de 1634 adressée de Paris par le P. Poncet, avec une invitation pressante de se donner de sa personne à la mission du Canada, cf. R 1654 (V 309 ; J 9, 41)

[30] Deslandres, plusieurs articles

[31] MI la Mère Françoise de S . Bernard, 1639 p.77, voir aussi p.84

[32] MI à la Mère Ursule de Ste-Catherine, 1641, p.142 n.8.

[33] MI à son fils, 1656, p. 571

[34] MI à son fils 1669, p.837 décrit comment cela se passait au couvent de Tours quand Claude pénétrait dans le couvent en profitant du passage des ouvriers… « voyant la grande porte conventuelle ouverte pour les ouvriers ».

[35] MI annexe, 1672 p.1013 Comme l’écrit Marguerite de St-Athanase : « Elle estoit fort industrieuse en toute sorte d'ouvrages, et n'ignoroit rien de tout ce que l'on peut souhaiter en une personne de son sexe, soit pour la broderie, qu'elle sçavoit en perfection, soit pour la dorure ou peinturre . Elle n'estoit pas mesme ignorante de l'architecture et sculpture, ayant elle-mesme montré et stillé les ouvriers qui ont fait le retable de nostre église . Et elle a toujours infatigablement employé tout ce qu'elle en sçavoit pour la décoration et ornement des autels ; ayant elle-mesme enrichy le fond du restablissemant de belles peintures et de dorure, sans que ses grandes occupations Payent pu obliger de prendre quelque repos, ayant pour sa devise ordinaire : « Brièveté de travail, éternité de repos » ; et ne se contentant pas d'y travailler, elle tâchoit encore d'y stiller d'autres personnes

[36] MI à la Mère Ursule de Sainte-Catherine,1660 p.643 :l'Évêque ordonne que contre la coutume la Charge de Maîtresse des Novices soit élective, et que la Supérieure ouvre les lettres des Religieuses. MI à son Fils, septembre-octobre 1659, p.613.Elle en fait un portrait assez cru :« outre le bonheur qui revient à tout le païs d'avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d'avoir un homme dont les qualitez personnelles sont rares et extraordinaires . Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c'est un homme d'un haut mérite et d'une vertu singulière . J'ay bien compris ce que vous m'avez voulu dire de son élection ; mais que l'on dise ce que l'on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l'ont choisi. Je ne dis pas que c'est un saint, ce seroit trop dire : mais je dirai avec vérité qu'il vit saintement et en Apôtre. Il ne sçait ce que c'est que respect humain . Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres . Il falloir ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines »

[37] MI la Mère Ursule de Sainte-Catherine, 1660, p.644

[38] Dans ce créneau précis qui va de 1580 à 1660

[39] On se référera avec profit à : Eliane Viennot et Danielle Haase-Dubosc dir. Femmes et pouvoir sous l’Ancien Régime. Paris, Éd. Rivages, 1991. Et pour la France, Simone Bertière, « Le métier de reine en France aux XVIe et XVIIe siècles ». Proceedings of the Western Society for French History, 23 (1996), pp. 1-17. Fanny Cosandey, La Reine de France – Symbole et pouvoir, XVe – XVIIIe siècle. Paris, Gallimard, 2000. Benetta Craveri, Reines et favorites. Le pouvoir des femmes. Paris, Gallimard, 2007.

[40] de 1632 à 1654

[41] Marguerite d'Autriche de 1506 à 1530, Marie de Hongrie de 1531-à 1556, Marguerite de Parme de 1559-1581, Isabelle d’Espagne de 1598 à 1633) Isabelle gouverne les Pays-Bas conjointement avec son mari, Albert de Habsbourg, le fils de l’Empereur Maximilien II.

[42] Elle est la fille de Philippe IV d’Espagne et épouse, en 1631 Ferdinand III de Habsbourg qui est empereur du Saint Empire.

[43] Malgré les restrictions concernant leur accès au compagnonnage, certaines sont des artisanes achevées. L’exemple donné par Marie Guyart et les ursulines de Québec est probant : Christine Turgeon, Le fil de l’art. Les broderies des ursulines de Québec, Québec, Musée du Québec, Musée des ursulines de Québec, 2002.

[44] Goldsmith and Goodman, ed. Going Public, p. 249.Voir entre autres les sites : EARLY MODERN FRENCH WOMEN WRITERS: A WOMEN'S STUDIES DIGITIZATION PROJECT INITIATIVE http://etrc.lib.umn.edu/frenwom.htm et Société Internationale pour l'Étude des Femmes de l'Ancien Régime : http://www.siefar.org/

[45] Pensons aux Italiennes Lavinia Fontana et Sofonisba Anguissola ou alors aux artistes françaises : de Suzanne de Court à Élisabeth-Sophie Chéron et Élisabeth Viger-Lebrun, en passant par les trois sœurs Bouzonnet Stella pour ne citer que celles-ci. Louis-Abel de Fontenay, Dictionnaire des artistes, ou Notice historique et raisonnée des Architectes, Peintres, Graveurs, Sculpteurs... Ouvrage rédigé par M. l'Abbé de F..., Paris, chez Vincent, 1776, 2 vol. II, p.586-587.Voir le site http://www.wendy.com/women/artists.html. Et aussi Marie-Jo Bonnet, Les Femmes dans l'art, Paris, La Martinière, 2004

[46] http://www>.siefar.org/ et http://neww>.huygens.knaw.nl/. Ceci, en gardant en tête que dans un contexte où l’analphabétisme demeure massif, le nombre des auteurs et auteures d’une part et celui des lecteurs et lectrices d’autre part demeure très limité. À l’échelle de la France, dans les années 1686-1690, la proportion d’épouses signant leur acte de mariage est de l’ordre de 14 % alors qu’il est de 29 % pour les époux; voir François Lebrun, « La femme dans la société française du XVIIe siècle », GUIART, Marie Guyart de l’Incarnation. Un destin transocéanique, Paris, L’Harmattan, 2000, p.71-88, ici p.75.

[47] Beauvalet-Boutouyrie, Les femmes à l’époque moderne, p.219.

[48] Deslandres, « La mission des femmes I et II », dans Croire et faire croire, p. 356-389.

[49] En créant une « Maison nouvelle de filles pour y pratiquer tout le bien qu'on pourrait » et tout un réseau d’écoles de filles

[50] Les défenseurs du mouvement politico-religieux du jansénisme

[51] Collins, « The Economic Role of Women», p. 467-470, citant Martha Howell, Women, Production, and Patriarchy in Late Medieval Cities, (Chicago, 1986) et Alice Clark

Les « retraites » de Marie de l'Incarnation, « oraisons » de femme ? - par Alessandra Ferraro

Les Retraites de Marie de l’Incarnation, « oraisons de femmes » ?

Alessandra Ferraro[*]

Dans le domaine des gender studies les recherches récentes sur les écrits spirituels de Marie de l’Incarnation ont offert des pistes d’analyse intéressantes pour en relire l’œuvre et pour reconsidérer son rôle (Bruneau, Dunn, Rowan, Woidat, Zecher, Zemon Davis). Le parcours biographique et intellectuel de l’Ursuline présente bien de traits communs avec celui d’autres femmes ayant œuvré dans les cloîtres aux colonies, telles les religieuses mexicaines Sœur Juana de la Cruz, María Magdalena Lorravaquio Muñoz, María De San José et  Jacinta  Rodrigues Ayres, fondatrice de l’ordre du Carmel au Brésil. En Nouvelle-France les écrits de la sœur Hospitalière Catherine de Saint-Augustin ont servi au Jésuite Paul Ragueneau pour composer sa Vie (1671). L’œuvre de Marie de l’Incarnation a subi dans les siècles un sort semblable à celui d’autres ouvrages de femmes de l’époque opérant dans un cadre religieux, auxquelles on ne reconnaissait pas un statut d’auteur, même si elles ont joué un rôle de plus en plus important au sein de l’Église. Invitées, ou parfois obligées par d’autres autorités ecclésiastiques, des hommes, à relater leur expérience et donc à utiliser le « je » de l’écriture, elles n’étaient pas considérées en tant que créatrices de leur œuvre. Dans un contexte doublement marginalisé – le cloître dans une colonie – leur action et leur écriture devaient également passer par des filtres imposées par l’Église catholique post-conciliaire qui essayait de contrer toute manifestation spirituelle s’éloignant du canon. Comme l’ont montré un grand nombre d’études qui cernent le phénomène dans l’Europe de la Contre-Réforme, l’appareil ecclésiastique contrôlait tout particulièrement les manifestations de la spiritualité féminine, de plus en plus nombreuses. À ce propos, de nombreux témoignages sont présents dans les archives de l’Inquisition et dans les fonds publics et privés de l’époque.

Depuis le Moyen Âge l’écriture des religieuses, témoignage de leur sainteté, ne pouvait s’exercer que si un homme d’église la commandait et si, ensuite, il en cautionnait la conformité. Ces textes, enchâssés à l’intérieur d’un récit hagiographique, présentaient  aux autres Chrétiens des exemples à suivre et préparaient le parcours de la dirigée vers la sainteté. Si la direction de conscience implique un rapport de force dans lequel la supériorité de l’homme sur la femme est lexicalisée par le mot « direction » et par l’imposition « sur commande », l’entreprise n’est cependant fructueuse que si une relation de confiance totale s’instaure et que le confesseur arrive à activer des mécanismes psychiques aptes à déclencher la confession et à évoquer le récit du cheminement intérieur de la dirigée. Il s’agit, en outre, d’un rapport où la réussite de l’un est directement liée à celle de l’autre, dans une sorte de double bind : si la sainteté de la femme est attestée grâce à l’habileté du confesseur, le succès de l’entreprise permet au directeur de conscience ou à l’hagiographe d’acquérir un capital symbolique important.

Vu le caractère exceptionnel de sa personnalité, Marie de l’Incarnation fut invitée à relater sa vie et à témoigner de son intériorité par tous ses directeurs de conscience et par quelques hommes d’église qui la connaissaient. L’année de sa mort, le Jésuite Claude Dablon, Supérieur de la mission de Québec, intégra le dernier texte de celle-ci à sa relation de 1671-72 (Dablon, Relation : 227-239), ouvrage de propagande que la Compagnie de Jésus envoyait périodiquement en France depuis les débuts de la colonie pour vanter les bienfaits de la mission. C’est le Jésuite qui lui cède la parole :

La Mère Marie de l’Incarnation, Supérieure du Séminaire des Ursulines de Kebec en la Nouvelle France, voulant consoler ses Sœurs sur la mort de la Mere Marie de sainct Ioseph, leur a envoyé un abregé de sa vie, de sa mort et de ses vertus. Ces Mémoires estans tombez entre mes mains, j’ay creu que ce seroit faire tort au public de renfermer ce thresor dans les seules Maisons des Ursulines. I’en ay donc tiré la pluspart des choses que ie vay dédire dans ce chapitre. (Dablon, Relation : 227)

Le récit reproduit en entier l’abrégé de la Mère de l’Incarnation dont l’énonciation est cependant encadrée par le Père Dablon qui en atteste la valeur, le définissant un « thresor ».

La majorité des textes de la religieuse n’ont pas été publiés en son nom. De larges fragments de ses lettres historiques sont insérés dans les Relations des Jésuites, comme, par exemple, la lettre LX, qui relate la vie au séminaire des Ursulines, adressée au père Vimont, que le Supérieur de la mission a reproduite dans la Relation de 1642 (Vimont, Relation : 31-35). Les Relations des Jésuites intègrent des passages considérables des écrits de Marie de l’Incarnation, sans la nommer comme auteur (Zemon Davis 279 : n. 135). Les Constitutions du R. P. J. Lalemant pour les Ursulines du Canada, 1647-1681, rédigées par elle, furent attribuées à son directeur spirituel. La Relation de 1651-52 du Père Ragueneau insère au chapitre dix « La vie de la mère Marie de Saint-Joseph » (Ragueneau, Relation : 37-57), que l’Ursuline avait envoyée à son fils, mais qui est détournée par le Jésuite à son insu, comme elle le raconte à Claude :

J’avois donné charge qu’on vous envoiât une copie du récit que j’ay fait à nos Mères, de la vie et de la mort de notre chère défunte. On me mande qu’on ne l’a pas encore fait, parce que cet écrit est tombé entre les mains du R. Père le Jeune. Ce bon père en a pris ce qu’il a voulu pour mettre dans la Relation, sans que je l’en eusse prié. Il m’a beaucoup obligée de le faire, mais il m’eût fait un singulier plaisir de ne point faire paroître mon nom. Moy qui ne sçavois rien de tout cela, étant Lectrice au réfectoire, je me trouvé justement à commencer par cette histoire. J’eus de la confusion et la quitté pour la faire lire à une autre. (Marie de l’Incarnation, Correspondance : 521)

Mais, le principal hagiographe de Marie de l’Incarnation a été son fils Claude Martin, devenu Bénédictin de Saint Maure en France, ce qui a doublé leur relation spirituelle et ecclésiastique du lien familial. Abandonné par sa mère, entrée au couvent quand il était encore adolescent et puis une deuxième fois, en 1639, au départ de celle-ci pour le Canada, Claude Martin lui demande, quelques décennies plus tard, une relation pour l’instruire dans son perfectionnement spirituel. Marie, qui en avait déjà composées plusieurs[†] depuis son entrée en religion, s’y résout seulement après des demandes réitérées du fils, appuyées par le Père Jerôme Lallemant, son directeur de conscience. Claude Martin - imbu de l’esprit de son époque qui commençait à peine à valoriser l’originalité et l’authenticité du témoignage -, revendique son rôle d’auteur de La Vie de la vénérable mère Marie de l'Incarnation, première supérieure des Ursulines de la Nouvelle France, tirée de ses lettres et de ses écrits (1677), basée donc sur les écrits de sa mère.

Si Claude Martin choisit de laisser à sa mère une partie du rôle auctorial et s’il déclare avoir rapporté le texte « sans rien changer néanmoins de son ordre ni de ses pensées, ni même de ses paroles », il ajoute, de suite, « sinon quelques-unes qui me semblaient moins claires et moins propres pour exprimer sa pensée. J’ai donc divisé l’ouvrage en livres, les livres en chapitres, et les chapitres en nombres » (Préface à la Vie : XVIII). On peut mesurer ses interventions si l’on compare la copie de l’original de la Relation de 1654 - seul texte complet dont on possède une version recopiée directement de l’original - et la Vie, qui pourtant s’en sert comme charpente.

La perspective est ici orientée vers l’extérieur du parcours biographique de Marie, ce qui rend plus immédiatement lisible l’exemplarité de son cheminement. Pour ce faire, quelques topoi de la biographie religieuse - vocation précoce, refus de la famille à l’entrée en religion, obligation au mariage - à peine évoqués à l’intérieur de la Relation, sont amplifiés et soulignés dans les Additions qui suivent les chapitres en question. Ajouts, corrections, interpolations, suppressions, fragmentations dénaturent ainsi le texte de Marie.

La Relation de 1654, texte intime qui peint la voie par laquelle une conscience s’approche de la voie mystique, se transforme ainsi en hagiographie(cf. Ferraro, Autobiographie : 209). La voix de Marie est réduite au statut citationnel, prise dans un système de notes et de gloses qui la déforment et qui en subordonnent la fonction. Tout en louant la « facilité si merveilleuse à expliquer les choses les plus difficiles que quand elle parle des mystères de la foi, des attributs de Dieu, et de Dieu même, c’est avec des termes si propres qu’il semble qu’elle ait fréquenté toute sa vie les Écoles de Théologie » (Martin, Préface à la Vie : XIX), le biographe avoue avoir apporté des corrections lexicales ou syntaxiques lorsque le récit de l’expérience mystique est obscur :

Je serai néanmoins obligé en certaines rencontres d’y donner quelque éclaircissement, tant pour distinguer les différentes sortes d’union qui se rencontrent dans la contemplation éminente et surnaturelle, que pour aider ceux qui n’auraient pas encore assez d’expérience et de lumière pour pénétrer dans ces hauts secrets de la vie spirituelle. (Martin, Préface à la Vie : XIX-XX)

En pleine querelle du Quiétisme, au moment où, après l’« invasion  des mystiques » (Certeau, Fable), la mystique connaît son « crépuscule », selon l’efficace expression de Louis Cognet, le Bénédictin recherche une pleine approbation ecclésiastique pour son hagiographie et pour le parcours spirituel de sa mère.

C’est dans ce contexte historique et religieux que Claude Martin édita la correspondance de l’Ursuline (1681), les Retraites de la Vénérable Mère Marie de

l’Incarnation, religieuse ursuline, avec une exposition succincte du “Cantique des cantiques” en 1682 et, deux ans plus tard, L’école sainte ou explication familière des mystères de la foy pour toutes de personnes qui sont obligées d’enseigner la doctrine chrétienne. Ces trois derniers textes, tout en paraissant au nom de Marie de l’Incarnation, sont remaniés par l’éditeur à des degrés différents, comme il le déclare lui-même dans les préfaces. Dans la préface aux Retraites, Claude Martin annonce avoir rempli les vides et avoir remédié aux défauts du texte tout en assurant qu’il a respecté la pensée de Marie de l’Incarnation :

J’ai trouvé ces Méditations vuides et défectueuses en quelques endroits […] Je les ai remplies afin qu’il n’y ait rien où il n’y ait de la suite, mais toujours dans son sens et sans m’écarter de ses pensées. (Martin 1682: [f. 15vo]).

Dans la Préface de L’École sainte il affirme avoir apporté des modifications importantes :

J’y ai fait en sorte néanmoins qu’en retranchant de certaines choses et y ajoutant d’autres, l’Ouvrage peut servir à toutes sortes de personnes. (Martin 1682: [f. 4vo]).

La mesure de ces interventions a été bien évidente au XXe siècle lorsque on a retrouvé quelques manuscrits. Eugène Griselle, comparant l’original de la lettre du 4 septembre 1641 au texte reproduit dans la Vie, montre que Claude Martin l’avait présentée comme s’il s’agissait de deux lettres distinctes, écrites à deux dates différentes. Il en publie une partie dans les lettres spirituelles et le reste parmi les lettres historiques en déplaçant quelques paragraphes (Griselle, Deux lettres). L’examen de quatre copies d’originaux de 1644 confirme que ce type de remaniement a été habituel dans la composition de la Vie et permet à Griselle de parler d’« altérations », de « déformations » (Supplément : 1), de « retouches regrettables, de transpositions et de suppressions plus fâcheuses encore » (Supplément : 4).

L’analyse des Retraites, autre écrit spirituel de Marie de l’Incarnation datant des débuts de sa vie religieuse, permet d’approfondir les modalités selon lesquelles la voix de Marie a été déformée, même si son nom en tant qu’auteure apparaît en couverture. Si, fâcheusement, nous ne possédons aucun fragment du manuscrit, il est fort probable que celui-ci, comme les autres textes, ait été manipulé par l’éditeur. Il s’agit de notes écrites sur la demande du confesseur de l’époque, sans doute le jésuite Dinet, qui sollicitait l’Ursuline en début de son parcours spirituel de témoigner sur son mode d’oraison. Dans la lettre à son fils de 1653, où elle annonce le plan de la Relation de 1654, elle décrit les Retraites comme « des oraisons des exercices de dix jours que l’obéissance m’obligea d’écrire ». Et elle ajoute « Si j’avois ces écrits ils me serviroient beaucoup et me rafraichîroient la mémoire de beaucoup de choses qui se sont écoulées de mon esprit » (Marie de l’Incarnation, Correspondance : 516-517). Le directeur lui avait proposé de commenter des passages de l’Écriture Sainte dans le but de « discerner » son esprit pour conférer un ordre à sa démarche. Dans ces textes, qui sans doute devaient servir comme des aide-mémoire lors des entretiens avec son confesseur, Marie essaie de décrire l’état de fusion complète et d’anéantissement qu’elle éprouvait lorsque elle s’adressait à Dieu.

Dans sa préface, Claude Martin explicite son rôle d’éditeur déclarant avoir apporté des ajouts et des éclaircissements dans le but de donner au texte un caractère accompli. Selon Dom Jamet, qui édita les œuvres de Marie de l’Incarnation au XXe siècle, le fils a déformé le texte, ne l’ayant pas compris :

il en a fait une suite logique de considérations propres à instruire et à édifier, et leur a donné une destination pratique à laquelle leur origine les rendait parfaitement étrangères […] Avec ses interpolations, […] il en a gravement altéré la physionomie (Jamet : 14).

En réalité, à l’époque de la publication des Retraites, dans un contexte profondément différent des années où Marie avait écrit ses notes, Claude Martin doit défendre l’oraison mentale et passive qu’elle pratiquait. Prônée en France par les Quiétistes, qui avaient en Fénelon et en Madame Guyon leurs chefs-de-file, cette oraison était désormais considérée comme menace pour l’Église, puisque le fidèle qui embrassait cette voie pouvait négliger les dogmes et se passer de la hiérarchie religieuse pour communiquer directement avec Dieu.

La préface des Retraites est marquée, donc, d’un ton apologétique qu’on ne retrouve pas dans les présentations des autres œuvres spirituelles, toutes coulées dans le moule de l’hagiographie, filtrées par ce deuxième auteur que Claude Martin a prétendu être. Le manque d’ordre, de « suivi », semble à l’éditeur de 1682 l’un des principaux défauts des Retraites. Il organise, donc, les notes de la religieuse en ajoutant en position liminaire une sorte de table des matières, « Idée générale de chaque retraite », qui de fait divise le volume en chapitres. Chaque texte est défini comme « Méditation », terme qui accentue le caractère volontaire et réfléchi de la pratique. Chacune de ces méditations porte un titre général : « Que Dieu est vôtre père dans l’ordre de la nature » (Marie de l’Incarnation, Retraites : 1) la première ; « Que Dieu est vôtre père dans l’ordre de la grâce » la deuxième (Marie de l’Incarnation, Retraites : 3). Suivent en latin et en français les versets de l’Écriture sainte qui constituaient le sujet de chaque oraison. De cette façon, l’écriture d’une expérience intime et extraordinaire est présentée comme un exercice spirituel canonique. La manipulation extérieure du texte le rend plus lisible, plus acceptable aux yeux des détracteurs de l’oraison mentale, le rattachant à la pratique des exercices, méthodique et volontaire. L’adoption d’une structure textuelle codifiée enserre dans un cadre normatif l’oraison de Marie de l’Incarnation qui a tendance à procéder sans respecter aucune règle et sans suivre le sujet proposé:

C’est pour la meme raison que la Mère de l’Incarnation ne suit pas toujours directement son sujet. Le Saint Esprit, qui avoit été son maitre dans l’oraison luy avoit enseigné que quand on se présente devant Dieu, il faut avoir un sujet préparé, de crainte que l’esprit ne s’égare, n’aiant rien qui l’occupe et qui le retienne : mais il lui avait aussi appris qu’il ne faut pas être esclave. (Martin 1682: [f. 14ro]).

La démarche dans l’oraison de Marie est parfois désordonnée puisqu’elle fait des digressions et touche des sujets absents du verset proposé au commentaire par son directeur. Claude Martin la défend prétextant que l’ordre du Saint-Esprit est différent de celui des hommes :

Mais le Saint-Esprit n’est point attaché à nos méthodes : il est ennemy du desordre, mais son ordre est tout autre que celuy des hommes. De là vient que la Mère de l’Incarnation qui ne se gouvernoit que par ses mouvements, commence quelquefois ses oraisons par le colloque ou par l’affection, et la finit par l’union de l’esprit. (Martin 1682: [f. 14vo]).

Il soutient en somme cette relation intime et familiale avec Dieu en appelant à une volonté divine, garante de la justesse de cette voie.

C’est surtout dans le langage utilisé par l’Ursuline que réside, selon le religieux , le risque principal de transgression. Car c’est à travers le discours, « guerre de cent ans à la frontière des mots» (Certeau, La Fable I : 150), que l’expérience mystique est relatée:

Ce qui blesse le plus l’imagination, ce sont les termes dont se sert pour expliquer les repos et les mouvements de l’âme dans cette oraison : mais sans avoir égard aux paroles, convenons de la chose et cela me suffit. (C’est nous qui soulignons). (Martin 1682: [f. 10vo]).

Le style de Marie de l’Incarnation s’éloigne de la rhétorique des clercs de l’époque formés dans les collèges religieux sur des textes latins (Didier, Timmermans). Tout en étant nourrie de la lecture des textes mystiques et religieux, son écriture garde le naturel et la spontanéité, même quand elle aborde des sujets de théologie. Le langage de Marie de l’Incarnation reste simple, les métaphores qu’elle utilise concrètes (Hatzfeld) ; décrivant sa relation à Dieu elle emploie un registre de la vie quotidienne, domestique et familial. En commentant un verset du livre de Jacob (I, 18), elle fait appel à l’expérience commune, réalisant une opération de traduction : « Ils nous a engendrez : Il est donc notre Père, nous sommes donc ses Enfans » (Marie de l’Incarnation, Retraites :  5). La méditation sur un verset d’Isaïe (65, 24) lui inspire ces réflexions qui focalisent sur les mouvements corporels que nécessite la parole et qui sont eux-aussi rendus possibles par Dieu:

Car s’il est vrai, qu’avant que j’aye crié il m’a exaucée, et avant que j’aye parlé il m’a écoutée. […] Comment aurois-je pu parler, s’il ne m’avoit ouvert la bouche, et s’il n’avoit donné le mouvement à ma langue et à mes lèvres ? (Marie de l’Incarnation, Retraites : 12)

La relation de Marie à Dieu s’instaure selon le mode d’un entretien, d’un colloque, d’un dialogue amoureux dans lequel la parole a une place cruciale, comme le montre la récurrence des verbes phatiques dans le texte. Souvent l’entretien avec Dieu est représenté sur un ton naturel:

La préparation a été un colloque avec Dieu, luy demandant en termes amoureux quelles sont les sorties de l’ame, et quels sont ses ennemis ? (198-199)

Je me suis ensuite abandonnée à son aimable jugement, car tout ce qui vient de sa part me plaît, et je ne puis que je ne l’aime. Je me suis neanmoins donné la liberté de l’interroger de quelle manière il me jugeroit : je n’ay point entendu de réponse mais je me suis retrouvée dans un redoublement de paix, et toute crainte a étè bânie de mon esprit (165-166 C’est nous qui soulignons.).

Pour dénoncer le défaut de son amour, affecté par la jalousie, la religieuse se sert du style direct, comme dans le passage suivant où la parataxe est l’indice d’un registre oral. L’expression, négligée au point de vue stylistique, produit un effet de spontanéité, presque de naïveté :

Mais puis-je dire que je vous aime ? Parceque l’amitié demande un retour d’amour de celuy qui est aimé à celuy qui aime. Je ne l’ose dire, je suis bien assuree que mon cœur ne veut partager son amour à aucune créature : Il vous aime d’un amour de jalousie, et il est toujours en crainte que quelque objet crée ne luy dérobe quelque inclinaison. (169-170)

Parfois la parole de la femme jaillit avec trop de véhémence, elle est excessive à tel point qu’elle n’ose pas relater le contenu de ces colloques :

L’embrasement a été si grand que je n’ay fait que luy parler d’amour durant tout le temps de l’oraison. Mais c’étoit en des termes si hardis que quand j’y fais reflexion j’en suis toute confuse en moy-méme, et ma confusion m’empeche de le dire. (126)

Mais, la plupart du temps, elle essaie de traduire sur la page le contenu de son énonciation :

Je ne pouvois faire cesser mon cœur, ny opérer par des actes déliberez, mais je me sentois emportée, et je suivois l’opération de celui qui agissoit en moi.

Ces aspirations si véhémentes étoient : O amour, ô amour, ô grand amour ! vous étes venu mettre le feu en la terre ; mettez-le en moy, en moy qui suis votre terre et vôtre héritage. O amour, ô grand amour ! (174)

Les répétitions et le point d’exclamation marquent l’urgence et l’impetuosité de ces expressions qui émergent du for intérieur de Marie de l’Incarnation ; la simplicité du comparant produit un effet d’immédiateté de son écriture. Dans le passage suivant, à l’intérieur de la prise de parole de Marie, la polysyndète sert à rendre de manière frappante cette plénitude de l’âme envahie d’un amour grandissant qui survient par vagues la submergeant:

Je l’entretenais amoureusement sur ses interventions admirables, et il versait dans mon ame des nouvelles lumières qui me faisaient voir que, procédant du Père et Fils, il était le Dieu de bonté, et qu’étant l’amour de tout les deux, il se pouvait faire qu’il ne fit du bien aux hommes. Puis il me liait à lui par des nouveau liens d’amours, qui me serraient fortement à la Divinité par jouissance dans le fond de l’ame. (200-201)

Après ce paroxysme, Marie sera obligée d’avouer l’ineffabilité de l’expérience qui suit :

[…] Toutes ces choses me sont venues à l’esprit à la vue de la sentence sudite ; après quoi, je me suis trouvée dans la meme suspension que le matin, expérimentant dans la substance de l’âme de très vives touches de l’adorable Saint-Esprit. Je n’ai point de paroles pour les exprimer. Que ce Dieu d’amour soit éternellement béni des Anges et des hommes ! (202-203)

L’analyse de quelques caractéristiques de l’écriture de Marie de l’Incarnation dans les Retraites permet de mieux cerner les craintes que Dom Claude Martin exprime dans sa préface au sujet du langage utilisé. En 1682 il doit justifier de ne pas avoir modifié quelques « expressions tendres et dévotes »:

Quant aux expressions tendres et dévotes qui marquent si bien l’onction intérieure dont elle était remplie, je n’y ai pas voulu toucher. C’est un ouvrage du Saint-Esprit qu’il n’a pas fallu corrompre de sentiments humains. (Martin 1682: [ff. 15vo-16ro]).

Nous croyons  qu’il est utile d’analyser en détail la Préface de Dom Claude aux Retraites, texte qui a subi une censure de la part de Dom Jamet, le scrupuleux éditeur de l’œuvre de l’Ursuline (Jamet 1930). En effet, le texte est reproduit dans l’édition critique, mais il est amputé d’un long passage, sans aucune justification. Dans le passage éliminé Dom Claude Martin évoque les acteurs de la lutte qui avait eu lieu dans l’Église catholique de l’époque, opposant d’un côté les théologiens, les savants, les anti-mystiques, les accusateurs potentiels de Marie de l’Incarnation, aux « femmes dévotes » et aux « esprits foibles ». Ces savants, ces théologiens – écrit Claude Martin –  « qui croient que ces états passifs sont des illusions et des chimères, qui n’ont de la réalité que dans l’imagination de quelques femmes dévotes ou de quelques esprits foibles » (Martin 1682: [f. 3vo]), pourraient considérer tels les écrits de Marie de l’Incarnation. Ils pourraient les dévaluer ou les faire condamner, car Marie de l’Incarnation relate son expérience employant un langage métaphorique discrédité:

Je ne parle point du mariage mystique et spirituel, car c’est particulièrement ce mot qui choque quelques esprits, et qui leur fait dire que l’oraison passive et toutes ces espèces d’oraisons ne sont que des oraisons de femmes où l’on ne parle que d’époux et épouses (Martin 1682: [ff. 8vo-9ro]). 

Tout comme l’oraison passive caractérisée par une mise en suspens de l’entendement, à une époque où le rationalisme s’impose, est considérée insuffisante, fautive, voire fausse, « illusion » ou « chimère », le langage qui la traduit est vu comme excessif, baroque, extravagant au moment où dans les lettres s’impose l’esprit de clarté et de finesse.

À ces savants, qui essaient de déterminer le cadre dans lequel s’exerce la relation avec Dieu, le préfacier oppose l’expérience des femmes et de personnes simples ayant un commerce avec Dieu qui n’est nullement à proscrire puisqu’il représente l’une des voies possibles de la Foi. Claude considère que l’écriture mystique de l’Ursuline « n’est pas seulement un langage de femme ny de quelques petits esprits » (Martin 1682: [f. 14vo]). La rattachant à la tradition des Pères de l’Église, il prévient ainsi l’accusation à laquelle devaient répondre les femmes visionnaires de l’époque, comparées à des esprits faibles, s’égarant facilement, comme l’avaient prouvé les événements récents de Loudun.

Cette préface sert d’écran énonciatif aux Retraites, seul texte qui, pendant plus de deux siècles, malgré les altérations apportées par Claude Martin, rendra publique l’écriture intérieure de Marie de l’Incarnation. La voix de Marie de l’Incarnation fait entendre un langage « tendre », « imagé », « simple », et donc radicalement « autre », un langage « féminin » qui traduit d’une façon très efficace cette expérience extraordinaire du rapport direct avec Dieu qui commence par un colloque et se termine sur une union amoureuse, sur une fusion totale de l’être dans l’autre. Son discours relate l’altérité radicale qui caractérise l’expérience mystique pour Michel De Certeau (Absent : 52). Dans le récit de Marie affleurent les traces d’une ouverture à cette expérience de don de soi à l’autre, à ce voyage vers l’ailleurs, spirituel et géographique qui marque son itinéraire existentiel. Mais, il s’agit aussi d’un discours qui explore une autre différence, présentant un Dieu proche, aimant et ami, un Dieu autre, un Dieu féminin (Muraro).

Le langage de Marie de l’Incarnation, peu contrôlé, négligé, trop « tendre », « blesse », « choque » les théologiens car c’est un « langage de femmes ». La locution restrictive « ce n’est pas seulement un langage de femmes » employée par Claude peut être considérée comme une clé pour lire les Retraites. Elle assume la valeur d’une dénégation par laquelle le Bénédictin tente de dissimuler la féminité de l’écriture de Marie de l’Incarnation. En réalité, en la refoulant[‡], il accentue l’écart de la parole féminine par rapport à celle des savants qui, à travers les siècles, l’ont rabaissée, marginalisée, déformée ou coupée.

 

Alessandra Ferraro

 

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[*]Une version réélaborée de cette communication a été publiée dans la revue Oltreoceano n. 7, 2013 (Donne al caleidoscopio. La riscrittura dell’identità femminile nei testi dell’emigrazione tra l’Italia, le Americhe e l’Australia) Silvana Serafin (ed.) .

[†]Nous possédons deux relations spirituelles. Tant la première de 1633 que la deuxième de 1654 seront rédigées sur la commande d’un religieux, après de nombreux refus de la part de Marie et la « répugnance » qu’elle manifeste en s’attelant à cette tâche à laquelle elle se plie sans nourrir aucun orgueil, péché capital pour un Chrétien. La requête du secret sur ses écrits, fait qui n’était pas inhabituel à une époque et dans un contexte religieux où le moi était particulièrement « haïssable », est liée au risque de commettre cette faute en écrivant de soi et donc de ne pas respecter  le précepte de l’humilité. Le texte de 1633 resta secret jusqu’à sa mort et il ne circula que sous forme anonyme et non imprimé. Il ne fut même pas communiqué au fils de Marie qui, pourtant, le chercha en vain pendant vingt ans et n’y eut accès qu’après la mort de sa mère.

[‡] De la part de Claude la dénégation renvoie à son extraordinaire rôle d’hagiographe de sa propre mère avec laquelle il a entretenu ce rapport ambivalent, d’homme d’église et de fils, qui avait joui aussi bien de son enseignement mystique que de son affection.

Marie (Guyart) de l'Incarnation au crible de l'analyse littéraire - par Amandine Bonesso

Marie Guyard de l’Incarnation au crible de l’analyse littéraire

Amandine Bonesso[1]

Université d’Udine

Lorsqu’on parle de “quatre siècles de regards sur Marie de l’Incarnation”, on sait bien qu’il s’agit de regards multiples et hétérogènes : religieux et laïques, masculins et féminins, de vulgarisation et scientifiques. La variété de la réception tient aussi de la multidisciplinarité, comme nous le montre l’engagement des sciences humaines dans ces dernières décennies. Les perspectives se côtoient et se croisent souvent, pour explorer la vie et l’œuvre de celle qui a été définie la “Mère de la Nouvelle-France”, de sorte que le processus de mythification, entamé par son premier éditeur à la fin du XVIIe siècle, s’amplifie et se renouvelle sans cesse.

Les discours sur Marie se déploient sur le plan diachronique, mais également, en empruntant toujours le langage de la linguistique, sur le plan diatopique. La majorité des productions vient sans aucun doute des deux patries de notre Ursuline, toutefois l’intérêt est international. C’est à ce sujet que nous nous proposons de présenter un bref état des lieux de la contribution actuelle des recherches italiennes. À cette fin, nous allons recenser, en premier lieu, les études publiées par deux spécialistes de littérature française et francophone appartenant à des milieux universitaires aux antipodes de la péninsule italienne : il s’agit d’Alessandra Ferraro et de Marina Zito. En second lieu, nous verrons les perspectives littéraires élaborées par Michela Mengoli et par Laura Verciani dans leurs thèses doctorales.

En 2005, Alessandra Ferraro s’est chargée de la publication des actes du séminaire italo-canadien Altérité et insularité. Relations croisées dans les cultures francophones, organisé le 16 mai 2002 par le Centro di Cultura Canadese de l’Université d’Udine. Dans la réflexion reliant l’espace insulaire à la représentation que missionnaires, voyageurs et écrivains ont élaboré de l’Autre, à partir des grandes explorations jusqu’à l’époque postcoloniale, Alessandra Ferraro et Nicola Gasbarro (qui est historien des religions à l’Université d’Udine) renversent la dénonciation de l’entreprise missionnaire en Amérique[2], en mettant en évidence la reformulation du concept d’altérité qui émerge dans les écrits de deux ouvriers de l’évangélisation en Nouvelle-France, le Jésuite Francesco Giuseppe Bressani et Marie de l’Incarnation[3]. Quelques années plus tard, en 2006, dans la même perspective de revalorisation ethno-historique des écrits et de l’œuvre des missionnaires, Nicola Gasbarro a organisé le colloque Lingue e culture dei missionari, auquel Alessandra Ferraro a contribué avec l’étude “Attività missionaria e mediazione interculturale nella Nouvelle-France : Marie de l’Incarnation (1599-1672)[4]”, qui met en relief, d’après la correspondance de la religieuse, le dialogue entre les cultures au sein du monastère des Ursulines de Québec. Dans une perspective qui mêle littérature et anthropologie, Ferraro a proposé pour le quatrième volume de la revue Oltroceano, dirigée par le Centro Internazionale Letterature Migranti de l’Université d’Udine, l’article “Il cibo nelle Relations di Marie de l’Incarnation[5]”, où elle reconstruit l’évolution du rapport de la religieuse à la nourriture, en puisant dans les relations spirituelles de 1633 et de 1654. Toutefois, les visées anthropologiques ne constituent que l’un des objectifs de recherche de la spécialiste, car ses autres publications relèvent du domaine littéraire. Se penchant surtout sur les deux relations spirituelles, Ferraro s’est interrogée sur l’écriture autobiographique, ainsi que sur la réception des écrits de l’Ursuline. C’est ce que témoignent les articles : “Autobiographie, biographie, hagiographie : la construction du mythe de Marie de l’Incarnation[6]”, “Une voix qui perce le voile : émergence de l’écriture autobiographique dans la Relation de 1654[7]” et “Dal discorso mistico all’autobiografia : les Relations (1633-1654) di Marie de l’Incarnation[8]”.

À l’autre bout de l’Italie, au sein de l’Université “L’Orientale” de Naples, Marina Zito s’est consacrée à l’œuvre de Marie dans une perspective essentiellement historico-anthropologique. Les résultats de ses recherches ont principalement été présentés aux rencontres annuelles que le Groupe de recherche sur les écrits canadiens anciens a organisées à la Sorbonne. Depuis 2007 jusqu’en 2011, la spécialiste a exposé les travaux : “À propos de la correspondance de Marie de l’Incarnation[9]”, “Songes et ravissements de Marie de l’Incarnation[10]”, “Pour une histoire des premières nations : les Iroquois dans la correspondance de Marie de l’Incarnation[11]” et l’inédit “Synergie féminine pour l’évangélisation[12]”. Cependant, Zito travaillait sur notre Ursuline bien avant ces rencontres, comme le montre la participation au colloque international Il Canada del nuovo secolo : gli archivi della memoria, organisé par l’Associazione Italiana di Studi Canadesi en 2001, avec l’étude “Comment une Ursuline portait un premier regard sur les jeunes filles amérindiennes : le témoignage de Marie de l’Incarnation[13]”. Nous signalons aussi la communication “Pour une étude de Marie de l’Incarnation : ‘le grand homme’ de la Nouvelle-France[14]”, exposée lors de ce colloque par Liberata Morvillo, qui a d’ailleurs rédigé son mémoire de maîtrise, intitulé “La scoperta dell’‘altra’ nella Francofonia dell’America del Nord : Marie de l’Incarnation[15]”, sous la direction de Marina Zito. De plus, en 2002, la jeune chercheuse a présenté un travail d’intérêt anthropologique et pédagogique, “L’évolution du rôle d’éducatrice de Marie de l’Incarnation avec les filles sauvages[16]”, lors du colloque international Scrivere e pensare il Canada de l’Associazione Italiana di Studi Canadesi.

La production critique italienne sur Marie de l’Incarnation jouit, comme nous l’avons dit, de deux ouvrages de caractère littéraire. Il s’agit de la thèse de doctorat Marie de l’Incarnation e la Relation del 1654 : la scrittura tra biografia ed estasi[17] soutenue, en 1995, par Michela Mengoli à l’Université de Bologne et de la thèse de doctorat Marie de l’Incarnation, esperienza mistica e scrittura di sé, présentée par Laura Verciani, en 2003, à l’Université de Florence et publiée l’année suivante[18]. Alors que Mengoli se consacre principalement à la grande Relation de Marie en n’évoquant que rarement sa correspondance, Verciani se penche indistinctement sur les deux relations spirituelles, ainsi que sur la production épistolaire. Les deux études ont le mérite de privilégier l’analyse textuelle qui, en général, ne représente qu’un instrument secondaire dans l’ensemble de la critique sur l’œuvre de Marie.

Michela Mengoli organise son ouvrage en trois parties. La première agence une double réflexion : d’un côté, la problématique de l’insertion des écrits de la Nouvelle-France dans l’histoire littéraire québécoise ; de l’autre, une interrogation autour du statut générique de la Relation à travers la comparaison à d’autres genres, tels que la biographie et l’hagiographie. La deuxième partie, où se déploie l’analyse textuelle de la Relation, met premièrement en lumière les structures spatio-temporelles et l’instance narrative. Ensuite, Mengoli se penche sur la spécificité du langage de l’intériorité en étudiant  le thème de l’incommunicabilité de l’expérience contemplative, le vocabulaire de l’intériorité en s’appuyant sur l’ouvrage de la Mère M. Aloysius Gonzaga L’Heureux[19], la polysémie du terme “esprit” et les représentations de l’âme. La deuxième partie se clôt sur la triple démarche intertextuelle mise en œuvre par l’Ursuline, car celle-ci intègre dans son récit le texte biblique, elle reproduit de manière plus ou moins explicite des éléments de biographies spirituelles antérieures, puis elle représente son âme en s’inspirant des modèles animiques élaborés par la tradition aristotélico-thomiste et par la tradition rhéno-flamande. La troisième partie, enfin, rend compte du destin de la Relation à travers le processus de réécriture inauguré par Claude Martin. À ce propos, Mengoli analyse et classe les interventions filiales sur le texte source, pour passer ensuite aux reprises d’autres biographies, en particulier, celles de Charlevoix[20] et de Casgrain[21].

De son côté, Laura Verciani fournit une contribution remarquable en ce qui concerne les études sur l’autobiographie spirituelle et, par conséquent, sur les écritures du moi. Son analyse des écrits de Marie met en évidence la variété des stratégies discursives employées pour la révélation de la subjectivité, dont la chercheuse identifie quatre manifestations saillantes. La subjectivité est avant tout concrétisée dans le rapport au fils abandonné, rapport scripturaire où le moi de la religieuse s’impose et se défend aux yeux de son destinataire, pour réparer à la réfutation comprise dans le geste de la séparation. La seconde manifestation passe à travers ce que Verciani appelle le “corps narré”, car le moi s’exprime par le biais de représentations corporelles axées sur la répression des pulsion charnelles, sur la pratique de la mortification et sur la substitution de la maternité biologique par la maternité adoptive envers les amérindiennes. La troisième manifestation de la subjectivité est centrée sur la question identitaire, autrement dit sur la représentation de soi-même face à l’altérité à la fois masculine et amérindienne. Alors que dans ces trois chapitres l’analyse textuelle se glisse en sourdine dans le dévoilement des stratégies discursives, dans le dernier elle prime, car la subjectivité est entendue comme manière d’évoquer l’expérience contemplative. À ce sujet, Verciani développe quelques réflexions déjà abordées par Mengoli, telles que l’indicibilité mystique et l’intertextualité biblique, puis elle met en lumière la multiplicité des métaphores employées pour tenter de décrire l’expérience spirituelle, l’originalité du lexique de l’intériorité, ainsi que la complexité du style et des structures syntaxiques.

Tout en ayant abordé les écrits de Marie de manière différente, Mengoli et Verciani ont mis en relief la spécificité de l’acte scripturaire de l’Ursuline, de sorte qu’elles ont contribué à démentir l’indicible derrière lequel les mystiques se protègent, car, en reprenant le paradoxe relevé par Jean Baruzi[22], l’écriture est indissociable de l’expérience contemplative. La mystique existe à nos yeux, parce que les serviteurs de Dieu ont pris la plume. Tout en ne disant pas, les textes disent : ils sont le témoignage de la singularité d’une expérience et de son expression. Quant à celle-ci, les deux thèses convergent également dans la contradiction de la spontanéité scripturaire, topos de l’écriture mystique et, en particulier, de l’écriture monastique féminine. Les stratégies discursives, les phénomènes d’intertextualité et le fonctionnement textuel étudiés par les deux chercheuses montrent que la rédaction est le résultat d’une élaboration, tout à fait contraire à l’immédiateté et à l’instinctivité que Marie avance.  

Comme nous l’avons vu, la critique italienne sur l’œuvre de Marie compte une vingtaine d’ouvrages d’ordre historique, anthropologique et littéraire. Le nombre des contributions et les sujets traités sont limités, mais ils attestent tout de même un intérêt assez important pour le témoignage de l’Ursuline. Les études littéraires, à notre avis, méritent une attention particulière, car elles semblent renouveler les horizons de la recherche. Mais la valorisation des procédés scripturaires de Marie n’est qu’ébauchée. C’est pourquoi, nous souhaitons voir, dans la suite de ce quatrième siècle de regards sur Marie, l’évolution et l’amplification de l’application des méthodologies littéraires.

 

Amandine Bonesso

 


[1] Amandine Bonesso, doctorante, Université d'Udine (Italie), Centre de culture canadienne < http://www.uniud.it/ > Communication : Marie (Guyart) de l'Incarnation au crible de l'analyse littéraire.

Publication : « Du fond de l'âme au bout du monde : les expériences extrêmes du voyage chez Marie de l'Incarnation », colloque Scénographies du voyage en Nouvelle-France et en Europe, Cercle interuniversitaire d'étude sur la république des lettres, édition de Thierry Belleguic et Isabelle Bour, Québec, Université Laval, 20-21 septembre 2012, actes à paraître : Paris, Herman (coll. « La république des lettres »)

[2] Il s’agit de la critique – illustrée, par exemple, dans les travaux de Tzvetan Todorov – qui accuse les missionnaires d’avoir commis des erreurs de jugement à l’égard des peuples autochtones, en fonction de leur idéologie occidentale, ainsi que d’avoir contribué à la disparition des cultures indigènes.

[3] Alessandra Ferraro, “Le corps de l’Autre. Marie de l’Incarnation et les Sauvages”, dans Id. (dir.), Altérité et insularité. Relations croisées dans les cultures francophones, actes du séminaire d’Udine, 16 mai 2002, Udine, Forum, pp. 47-59.

[4]Id., “Attività missionaria e mediazione interculturale nella Nouvelle-France : Marie de l’Incarnation (1599-1672)”, dans Gasbarro N. (dir.), Le culture dei missionari, actes du colloque d’Udine, 24-26 janvier 2006, vol. I, Roma, Bulzoni, 2009, pp. 153-174.

[5] Id., “Il cibo nelle Relations di Marie de l’Incarnation”, dans Oltreoceano, n. 4 (2010), pp. 67-77.

[6]Id., “Autobiographie, biographie, hagiographie : la construction du mythe de Marie de l’Incarnation”, dans Ertler K. D. et Löschnigg M. (dir.), Inventing Canada/Inventer le Canda, Berlin, Peter Lang (coll. “Canadiana : littératures/cultures”), 2008, pp. 199-209.

[7]Id., “Une voix qui perce le voile : émergence de l’écriture autobiographique dans la Relation de 1654”, dans Ponts/Ponti : langues, littératures, civilisations des pays francophones, n. 9 (2009), pp. 57-69.

[8] Id., “Dal discorso mistico all’autobiografia : le Relations (1633-1654) di Marie de l’Incarnation”, dans Lombardi R. (dir.), Lingue e testi delle riforme cattoliche in Europa e nelle Americhe (secc. XVI-XXI), actes du colloque international de Naples, 4-6 novembre 2010, Firenze, Cesati, 2013.

[9] Marina Zito, “À propos de la correspondance de Marie de l’Incarnation”, dans Émont B. (dir.), Sur les écrits de la Nouvelle-France, actes des journées d’étude de Paris, 22 mai-2 juin 2006, Groupe de recherche sur les écrits canadiens anciens, Paris, Le Bretteur (coll. “passage Nord-Ouest”), 2007, pp. 43-49.

[10]Id., “Songes et ravissements de Marie de l’Incarnation”, dans Émont B. (dir.), “Ils l’appelaient Nouvelle-France…” : introduction à la Nouvelle-France, actes des journées d’étude Mythes et rêves fondateurs de l’Amérique française de Paris, 21-24 mai 2008, Groupe de recherche sur les écrits canadiens anciens, Paris, Le Bretteur (coll. “passage Nord-Ouest”), 2009, pp. 131-140.

[11]Id.,“Pour une histoire des premières nations : les Iroquois dans la correspondance de Marie de l’Incarnation”, dans Émont B. (dir.), Lettres d’outre-océan ou le Canada ancien au miroir de sa correspondance, actes de la journée d’étude Art et pratique de la correspondance en Nouvelle-France de Paris, 3 octobre 2009, Groupe de recherche sur les écrits canadiens anciens, Paris, Le Bretteur (coll. “passage Nord-Ouest”), 2010, pp. 33-40.

[12] Communication présentée à la journée d’étude L’appel du Nord dans l’écrit canadien ancien et moderne , organisée à Paris, le 7 octobre 2011, par le Groupe de recherche sur les écrits canadiens anciens.

[13]Marina Zito, “Comment une Ursuline portait un premier regard sur les jeunes filles amérindiennes : le témoignage de Marie de l’Incarnation”, dans Dotoli G. (dir.), Il Canada del nuovo secolo : gli archivi della memoria, actes du colloque international de Monopoli, 30 mai-3 juin 2001, Associazione Italiana di Studi Canadesi, Fasano, Schena (coll. “Biblioteca della ricerca : cultura straniera”), 2002, pp. 293-304.

[14] Liberata Morvillo,“Pour une étude de Marie de l’Incarnation : ‘le grand homme’ de la Nouvelle-France”, ibid., pp. 433-439.

[15]Id., La scoperta dell’“altra” nella Francofonia dell’America del Nord: Marie de l’Incarnation, mémoire de maîtrise en Langues et littératures étrangères, Université “L’Orientale” de Naples, 2001, 288 p..

[16]Id., “L’évolution du rôle d’éducatrice de Marie de l’Incarnation avec les filles sauvages”, dans Dotoli G. (dir.), Scrivere e pensare il Canada, actes du colloque international de Monopoli, 14-15 octobre 2002, Associazione Italiana di Studi Canadesi, Fasano, Schena (coll. “Biblioteca della ricerca : cultura straniera”), 2003, pp. 287-294.

[17] Michela Mengoli, Marie de l’Incarnation e la Relation del 1654 : la scrittura tra biografia ed estasi, thèse de doctorat en littératures francophones, Université de Bologne, 1994-1995, 220 p. (la thèse peut être consultée à la page : http://www2.lingue.unibo.it/francofone/tesi.htm). Nous signalons aussi les articles : “L’étrange destin des écrits de Marie de l’Incarnation”, dans Actes du Premier Colloque des jeunes chercheurs en Littérature québécoise (avril 1993), Centre de Coopération interuniversitaire franco-québécoise, Université Paris VII, 1994, pp. 11-16 ; “La Relation de 1654 de Marie de l’Incarnation : une autobiographie spirituelle”, dans Jaumain S. et Maufort M., The Guises of Canadian Diversity/Les masques de la diversité canadienne, actes du colloque sur les littératures canadiennes de l’Université Libre de Bruxelles (septembre 1993), Amsterdam, Rodopi, 1995, pp- 109-120 ; “Marie de l’Incarnation et la Relation de 1654 : une écriture féminine binaire”, dans Francofonia, n. 4 (1995), pp. 223-250.

[18] Laura Verciani, Marie de l’Incarnation, esperienza mistica e scrittura di sé, Firenze, Alinea, 2004, 223 p.. L’auteure a également fait paraître: “Una mistica nella Nouvelle-France : il confronto col ‘sauvage’ negli scritti di Marie de l’Incarnation”, dans Profeti M. G. (dir.), L’altra riva/La otra orilla, Firenze, Alinea (coll. “Secoli d’oro”), 2003, pp. 53-67.

[19] Mère M. Aloysius Gonzaga L’Heureux, The Mystical Vocabulary of Vénérable Mère Marie de l’Incarnation and Its Problems, Washington, The Catholic University of America Press, 1956, 193 p.

[20] Pierre-François-Xavier Charlevoix, La Vie de la Mère Marie de l’Incarnation : Institutrice et première Supérieure des Ursulines de la Nouvelle-France, Paris, Claude Briasson, 1724.

[21] Henri-Raymond Casgrain, Histoire de la Mère Marie de l’Incarnation, première supérieure des Ursulines de la Nouvelle-France, précédée d’une esquisse sur l’histoire religieuse des premiers temps de la colonie, Québec, Desbarats, 1864, 467 p.

[22] “Nous, dit-il, ne disposons guère que de textes. Car la mystique, elle-même, où la trouverons-nous ?” : “Recherches sur le langage mystique”, dans Recherches philosophiques, I, 1931-1932, p. 67.

Réflexions sur La Relation de 1654 de Marie de l'Incarnation dans une perspective multi-disciplinaire - par Judith Crichton

Réflexions sur la Relation de 1654 de Marie de l'Incarnation dans une perspective multi-disciplinaire

Judith Crichton[1]

Ma thèse doctorale sur les écrits de Marie de l’Incarnation propose une méthode de lecture féministe qui se sert de nouvelles connaissances scientifiques, de l’historiographie récente, de la psychologie, de l’épistémologie et de la théorie de l’autobiographie féminine. Cette méthode multi-disciplinaire offre de nouvelles intuitions sur la vie de Marie et sur son expérience mystique telle qu’elle nous les présente dans la Relation de 1654. Ma recherche a profité énormément des travaux récents de spécialistes dans tous les domaines mentionnés, spécialistes tels que la théoricienne de l’autobiographie féminine Leigh Gilmore qui a jeté des lumières sur les conditions de surveillance dans lesquelles vivaient et écrivaient les femmes mystiques, surveillance qui pouvait être aussi intense affirme-t-elle que celle d’une prisonnière dans une chambre d’interrogation. D’autres travaux, par exemple les recherches épistémologiques de l’équipe du psychologue féministe Mary Belenky, et les nouvelles interprétations de l’histoire des femmes mystiques de Moshe Sluhovsky ainsi que le travail récent du psychiatre Jérôme Kroll et le médiéviste Bernard Bachrach informent d’une façon importante les données de base de ma thèse.

Toutefois, mon intervention aujourd’hui se limite à un seul aspect de ma thèse: les mortifications sévères auxquelles Marie s’est assujetti pendant les années 1620, mortifications que Dom Guy-Marie Oury appelle des ``pénitences excessives.`` Il précise, en fait, qu’elles étaient tellement sévères - et je cite - ``qu’il fallait être Feuillant et vivre au 17e siècle pour accorder tant de latitude à une jeune femme dans son ardeur à macérer son corps.``[T95] Très peu de critiques de l’œuvre de Marie de l’Incarnation traitent de la sévérité de sa pratique à peu d’exceptions près. Et Dom Oury et Anja Mali notent, pourtant, la connexion entre la Conversion de Marie et le commencement de ses mortifications, aussi bien que d’autres éléments possibles qui ont contribués et à sa conversion et à son désir de macérer son corps. [T96] Ni l’un ni l’autre ne considèrent ses mortifications hors du contexte religieux. Marie-Florine Bruneau, par contre, suggère que de telles mortifications chez des femmes spirituelles furent fort possiblement une réaction contre une misogynie intériorisée, des tactiques de survie sous une régime patriarcale oppressive. Mon analyse, qui poursuit celui de Bruneau, prend en considération d’autres possibilités qui aident, je croie, à approfondir notre appréciation de la vie de Marie en tant que femme dans le monde et mystique.

Contraire à l’opinion popularisée dans certains films et romans, les scientifiques Jérôme Kroll et Bernard Bachrach affirment que les mortifications sévères n’étaient pratiquées que par relativement peu de gens à travers l’histoire de l’Europe occidental, y compris des femmes intelligentes et spirituelles telles que Térèse d`Avila ainsi que Barbe Acarie, une des plus puissantes femmes de l’époque. L‘ascétisme dit ‘héroïque’ qu’ont pratiqué ces femmes, tel qu’expliquent Kroll et Bachrach, comprend des mortifications excessivement sévères, des lacérations du corps et la manque délibéré de sommeil et de nourriture et tout cela pendant une période de temps prolongée. Kroll et Bachrach affirment que, d’après les connaissances physiologiques et neurologiques d’aujourd’hui, nous savons que les douleurs intenses causées par des mortifications sévères et prolongées peuvent changer l’état physiologique du cerveau et cela d’une façon importante. Des états de conscience ainsi altérés peuvent causer des hallucinations ou ``visions`` (97). Marie nous explique elle-même qu’elle n’a laissé à son corps que le peu de sommeil et de nourriture nécessaires pour ne pas mourir. Le modèle ascétique de certains des saints, y compris Thérèse d’Avila, Catherine de Sienne et Catherine de Gêne, était bien répandu. D’après l’historienne féministe spécialiste de l’époque en France, Barbara Diefendorf, ce fut une route spirituelle, peut-être la seule, qui ne fut pas barrée aux femmes. Des actes de renonciation du corps étaient bien connus, surtout ceux des religieux ascétiques, que des femmes d’inclination spirituelle étaient portées à imiter. Dans ce contexte, il est possible que l’ascétisme héroïque de Barbe Acarie, en religion aussi Marie de l’Incarnation, a eu une influence profonde sur notre Marie, une influence qui, d’après moi, vaut la peine d’être explorée. Acarie, comme vous le savez, est fondatrice des Carmélites en France aussi bien que co-fondatrice des Ursulines. Acarie, qui croyait que Dieu exigeait d’elle une humilité absolue et des pénitences sévères afin d’expier le péché du monde et mettre fin à la souffrance causée par les guerres, est devenue Carmélite après la mort de son mari en 1614. Dans ses écrits autobiographiques est noté l’extrême mortification à laquelle elle ainsi que ses filles, toutes les deux carmélites, se sont assujetties, dans le cas de l’une à presqu’en mourir. Il faudrait noter aussi l’importance chez elle des tactiques d’humiliation qu’elle a utilisées à l’égard de ses filles, en privée comme en public, tactiques utilisés par tant d’autres à l’époque, y compris certains des confesseurs de Marie de l’Incarnation. Comme affirme la psychologue féministe Phyllis Chesler, l’effet cumulatif d’être obligée de mener des vies circonscrites est toxique, vie dont les symptômes peuvent se présenter en forme d’anxiété, de dépression, et de maladies psychologiques telles que l’anorexie et des dépendances affectives   [T104].

     Des explications traditionnelles concernant les mortifications dites ‘héroïques’ restent dans des théories d’imitatio Christi et contemptus mundi. Mais de telles explications paraissent limitées dans le contexte des connaissances et découvertes scientifiques du 21e siècle, surtout par rapport aux effets psychologiques et neurologiques de la violence, que ce soit violence de la guerre ou autre, des pertes affectives et matérielles douloureuses, et des traumatismes de toutes sortes. Toutes ces avances en connaissances scientifiques nous permettent de relever de nouvelles perspectives quant à la compréhension des écrits de Marie de l’Incarnation.  

         D’après la psychologue Naomi Shaw, l’auto-mutilation est un phénomène qui persiste depuis longtemps à travers toutes les cultures et religions. D’après les scientifiques Marta Aizerman et Mary Ann Conover-Jensen, il s’agit d’une maladie dépendante-affective, maladie dont aujourd’hui 17 pour cent de la population occidentale, la plupart des jeunes femmes, est atteinte. C’est une pratique qui, d’après Shaw, peut refléter une résistance qu’expriment certaines femmes face à la culture patriarcale. D’après plusieurs études, cette maladie se manifeste dans des individus qui luttent contre des émotions négatives peu importe le contexte. De toute évidence, les mortifications sévères de Marie ressemblent aux caractéristiques d’automutilation des jeunes femmes de nos jours. Ce qui est frappant, cependant, est le fait que Marie a pu s’en sortir en choisissant, consciemment ou inconsciemment, de se joindre aux Ursulines qui défendaient de telles mortifications plutôt que de se joindre à un des ordres beaucoup plus austères comme les Carmélites ou encore les Feuillantines. De cette façon, la force de caractère de Marie se montre pleinement et sert comme modèle exceptionnel aux jeunes d’aujourd’hui.

         A notre compréhension du contexte socio-historique dans lequel Marie vivait, contexte qui comprend le phénomène de Loudun exploré en profondeur par des historiens tels que Michel de Certeau, il faut maintenant ajouter des nouvelles recherches concernant l’effet de violence auprès de la femme. Ce fut une société comme nous le savons, qui non seulement dévaluait la femme en générale, mais qui portait envers elle une crainte fondamentale. Ce fut, en conséquence, une société qui tolérait toute sorte de violence envers elle, que ce soit physique ou psychologique. D’après l’historien féministe Julius Ruff, parmi d’autres, la période de 1500 à 1800 fut une période des plus violentes dans l’histoire de la France, une période beaucoup plus violente que la nôtre. De plus, durant les années formatives de Marie, l’assassinat d’Henri IV en 1610 a déclenché des années de sauvagerie incompréhensibles, sauvagerie qui rappelait les pires années du siècle précédent.   Ce fut une société basée sur l’oppression et la crainte, surtout à l’égard des femmes, et cela à tous les niveaux sociaux. Ces conditions furent exacerbées par la guerre, par la présence de soldats itinérants que le peuple fut obligé de nourrir et d’héberger ainsi que par une crise économique qui dura des décennies.   D’après Ruff, la violence des chefs de familles envers leurs femmes, enfants et employées domestiques se propageait à grande échelle derrière un voile de silence. De telles violences prévalaient surtout contre des femmes seules, des veuves et des filles non-mariées. Ruff souligne que le viol était un phénomène très répandu à l’époque, phénomène dont Marie aura, sans aucun doute, été pleinement consciente. Un exemple du danger que courraient les jeunes femmes à l’époque est l’histoire d’enlèvement de sa nièce bien-aimée à l’âge de 15 ans, événement qui normalement obligeait la jeune femme à épouser son enleveur. Dans son cas la nièce de Marie s’est sauvée pour se réfugier chez les Ursulines, où, malgré son manque d’inclination pour la vocation, elle décida de rester.

Le silence dans les écrits autobiographiques spirituels des femmes du passé doit être lu dans le contexte des conditions sociales et des censures exercées à l’époque. D’après la théoricienne Leigh Gilmore, par exemple, on croyait que tout malheur qui tombait sur une femme était dû à un péché quelconque pour lequel Dieu la châtiait. Comme souligne aussi la critique littéraire Marie Mayeski, le silence et l’humilité étaient des vertus féminines par excellence: ‘l’humilité’ qui voulait dire ‘peu d’estime de soi;’ la notion de ‘silence’ qui comprenait la notion de garder le silence même en face d’une vérité contradictoire; et ‘obéir’ qui voulait toujours dire accepter sans question le vouloir de l’autorité. De telles interprétations des valeurs féminines, affirme Mayeski, ne survivent pas au dialogue véritable avec les textes des femmes saintes. Malgré le silence du texte de Marie concernant la violence, Chantal Théry fait remarquer l’audace de ses remarques qui condamnaient le viol par les Français au Nouveau Monde.    

Aujourd’hui, des situations politiques et sociales où règnent la peur, la violence et l’oppression de la femme, sois par raison de guerre ou autre, où le viol est un fait quotidien, nous sont bien connues. Nous savons aussi que plusieurs domaines scientifiques comme la médecine et la psychologie ont évolué pour tenir compte de ses réalités contemporaines. Vivant dans une époque où il n’y avait ni compréhension ni soutient pour ces phénomènes sociaux, Marie fut un modèle de force et de détermination qui a des résonnances pour nos jours.  

 

Judith Crichton                  

 

[1] Judith Crichton, assistant professor, comparative literature, Université Mount Allison < http://www.mta.ca > Nouveau Brunswick. Elle est l’auteure d’une thèse de doctorat soutenue en 2012 à l’ Université de Sherbrooke, faculté des lettres et sciences humaines Demystifying the mystic : re-reading the spiritual autobiography of Marie de l'Incarnation 1654, (démystifier la mystique : relecture de l'autobiographie spirituelle de Marie de l'Incarnation).

Les concepts de temps et d'espace dans la correspondance de Marie de l'Incarnation - par Claude Guilllaumaud-Pujol

La Correspondance de Marie de l'Incarnation : Perméabilité au Temps et à l'Espace

Claude Guilllaumaud-Pujol[1]

         Cette présentation est à replacer dans le cadre des activités de CORAM, centre de recherches de l'EHESS, Paris, avec un séminaire dédié à l'étude des lettres des migrants français aux Amériques du XVII au XIXème siècle.

         Il s'agit, en fait, de

1- mener une expérience sur une méthodologie pour :

-       Définir 'sensibilité'

-       élaborer un outil collectif d'expérimentation et d'analyse

-       justifier les facteurs de sélection retenus

-       décrire le fonctionnement d'une expérimentation interdisciplinaire.

2- procéder à une analyse globale des résultats

-       à partir du tableau élaboré collectivement

-       de citations spécifiques des correspondances

-       d'un échantillon de lettres

3- conclure par une analyse exhaustive des données à partir d'un ou deux fonds de lettres.

         

ANALYSE des RESULTATS

         L'objectif du séminaire de Coram[2], EHESS, Paris est d'analyser la sensibilité au temps et à l'espace dans les courriers des migrants français aux Amériques ; c'est dans ce cadre-là que le corpus de Marie Guyart devenue Marie de l'Incarnation est un corpus remarquable pour trois raisons :

         1- l'abondance de lettres (environ 500 lettres publiées)

         2- le statut religieux du scripteur (elle est religieuse)

         3- le scripteur est une femme  

         L'abondance des lettres - et le fait que ce soit des lettres de femme - sont des spécificités mises en avant dès la première publication : « L'on s'étonnera peut-être de voir ce volume si gros et si rempli, n'étant pas chose ordinaire aux femmes d'écrire beaucoup de Lettres. Mais on doit plutôt s'étonner de le voir si petit, puisqu'ainsi que l'on pourra remarquer en plusieurs endroits de cet Ouvrage, il y a eu des embarquements ausquels elle a écrit un aussi grand nombre de Lettres que celui que compose ce recueil. » [3]

         L'objectif sera donc d'analyser, comment, dans cet abondant et rare corpus, la spiritualité de Marie Guyart va influer sur la représentation des unités de temps et d'espace et comment toute mention de temps et d'espace, passé au filtre de la sensibilité du scripteur, devient simultanément prosaïque et sacré, limité et infini.

         Si l'on reprend les propos de son fils on peut citer le choix de son nom Marie de l'Incarnation comme premier exemple de notre hypothèse : « Elle pria qu'on joignit à  son nom de Marie celui de « l'Incarnation » à cause de sa certitude de savoir Dieu incarné dans les hommes. Ce nom de « l'Incarnation » traduit la manifestation sociale d'une grande aventure amoureuse mystique, qui semble avoir commencé dès l'âge de vingt ans pour se poursuivre dans un destin transocéanique qui nous touche encore. » On voit comment, par ce choix, son nom devient le lieu de la représentation visible de sa relation à Dieu, le lieu social d'une 'aventure mystique', comme définie par son fils, qui va de pair avec l'interprétation mystique du corps de Marie en lieu de la représentation visible de Dieu. 

         Cette perméabilité entre le lieu et le temps, le visible et l'invisible, le temporel et l'intemporel est une caractéristique de ses lettres : «  Une Religieuse qui fait partout son devoir est bien partout, puisque l'objet de son affection est en tout lieu. »[4]

         Et, de part son statut de religieuse, elle conçoit le lieu comme espace d'évangélisation : « Il semble que la ferveur de la primitive Eglise soit passée dans la Nouvelle France et qu'elle embrase les cœurs de nos bons Néophites de sorte que si la France leur donne un peu de secours pour se bâtir de petites loges dans la bourgade qu'on a commencé à Sillery l'on verra en peu de temps un bien autre progrez. » [5] 

         Sans se retourner vers son passé français, sa foi servant de fil conducteur à un improbable destin pour une femme du XVIIème siècle, Marie de l'Incarnation décrit ce Nouveau Monde, un pays qui n'est point 'fait' et compte à peine 250 colons français, dont elle appréhende la dimension géographique et temporelle à l'aune de sa foi. En voici deux exemples :

         1- « cela est juste que mon Divin Epoux est le maître : je suis assez savante pour l'enseigner à toutes les nations ; donnez moi une voix assez puissante pour être entendue des extrémités de la terre... » (Relation de 1654). L'immensité du territoire est, pour elle, à la mesure de sa vocation pour évangéliser le Nouveau Monde. Que ce soit 'la nation', espace politique ou la 'terre', espace géographique ces deux termes sont à la fois un espace mesurable, physiquement identifiable mais aussi un espace religieux, un espace d'évangélisation, la manifestation visible d'une motivation invisible, si ce n'est de l'auteur.

         2- « Je ne regarde pas le présent mais l'avenir, m'estimant heureuse d'être employée dans le fondement d'un si grand édifice, tant en regard des Français que des sauvages, puisque les âmes des uns et des autres ont également coûté au Fils de Dieu ». [6]

         On note la même dualité sémantique du temps : 'l'avenir' mesure de temps égale au 'présent', dans ses lettres qui serviront de cadre temporel/intemporel dans sa 'relation Dieu' et également dans sa narration du quotidien qui s'échelonnera de 1639 à 1672 (date d'arrivée à Québec et de sa mort) ; cet 'échelon temps' correspondent à la construction de 'l'édifice' fait de différences (Français et sauvages) et d'universalité ('les âmes des uns et des autres...)

         Avec le temps, dans le nouvel espace -'l'édifice' -, le corps des habitants se modifie : en 1653 Marie de l'Incarnation se décrit ainsi : « Je suis devenue un peu replète : les personnes de mon tempérament le deviennent en ce pays où l'on est plus humide qu'en France, quoyque l'air y soit très subtil »[7] .

         Mais les effets du temps peuvent aussi se décrire se décrire sans référence au lieu : «  Ma veue s'affoiblit. Pour la soulager j'use de lunettes avec lesquelles je voy aussi clair qu'à l'âge de 25 ans : elles me soulagent d'un mal de tête qui est bien diminué ». [8]

         Le temps et le lieu conditionnent la genèse des lettres de migrant, dans ce cas précis deux facteurs interviennent :

         1-l'intensité du travail dans un lieu nouveau : « je n'ay jamais tant veillé que depuis quatre mois parce que la nécessité des nos affaires et de notre rétablissement ne m'a laissé de temps libre que la nuit pour faire mes dépêches... » [9].

         2- le climat qui : a) limite les activités de transport : «  trois mois durant, ceux qui ont des expéditions à faire en France n'ont point de repos »[10] ou « Je suis extrêmement fatiguée de la quantité de lettres que j'ay escrittes. Je crois qu'il y en a la valeur de plus de deux cents. Il faut faire tout cela dans le temps que les vaisseaux sont icy»[11] ; b) impose un mode de vie différent : « Nostre cheminée est au bout du dortoir pour eschauffer le courroir et les celles dont les séparations ne sont que de bois de pin. L'on y pourrait eschauffer autrement, car ne croyez pas que l'on puisse estre longtemps en sa celle en hiver sans se chauffer. Ce seroit un grand excez d'y demeurer une heure, encore faut-il avoir les mains cachées et estre bien couvert. Hors les observances la demeure ordinaire pour lire, escrire et estudier est de nécessité auprès du feu ce qui est une incommodité et un assujettissement extrême... l'on met cinq ou six busches à la fois, car on ne brusle que du gros bois et avec cela on se chauffe d'un costé  et de l'autre on meurt de froid. » [12] 

         Mais les meilleurs exemples de cette perception ambigüe du temps et de l'espace se retrouvent dans la période où elle conjugue les épreuves physiques du quotidien et la rédaction de la Relation rédigée à la demande pressante de son fils et commencée en 1647. Les premiers textes ont disparu dans l'incendie du monastère la nuit du 30 au 31 décembre 1650 car Marie avait choisi de sauver les écrits de la communauté en priorité : « A présent c'en est fait mon très cher fils, il n'y faut plus penser ».[13] 

         Mais ce 'présent' évoqué est à prendre à  sa valeur ordinaire car, un an plus tard, sur l'insistance de son fils, elle reprend 'ses unités d'écriture' : « Puisque vous le voulez, si je puis dérober quelques moments à mes occupations qui sont assez continuelles, j'écrirai ce que ma mémoire et mon affection me pourront fournir afin de vous l'envoyer l'année prochaine. »[14] 

         Et le quotidien est effectivement chargé de drames qu'elle va relater selon sa sensibilité : « Les Hiroquois sont pires que jamais et font plus de dégâts parmi les Français qu'ils n'en avoient  encore fait. Ils ont massacré le R. Père Buteux avec une partie des Attikamek qui sont à deux ou trois journées des Trois-Rivières. »[15] 

         Et elle utilise le temps comme mesure de distance 'deux ou trois journées' sans préciser le mode de déplacement (à pied, à cheval....)

         Les lieux sont divisés selon un clivage socio-politique : « Ils ont encore tué le Gouverneur du fort de cette habitation avec une partie des habitants qui s'étaient témérairement engagés dans les bois pour les combattre. Ce qui a tellement effrayé les habitants de notre habitation qu'ils s'imaginent que cet ennemi est toujours à leurs portes. »[16]. Le lieu est alors dissocié entre  lieu politique, le 'fort' et le lieu géographique 'le bois' avec 'les portes' comme frontière entre l'ordre (symbolisé par le gouverneur) et le désordre (les sauvages).

         Deux semaines plus tôt elle décrivait déjà l'ambivalence de la perte de l'espace d'exil : « Il y en a qui regarde ce païs comme perdu », perdu signifiant à la fois la perte du territoire mais la perte de la foi : « tant d'âmes que je voyais qui alloient demeurer dans leur aveuglement »[17] ;  ou « J'ay veu les affaires de ce païs dans un état si déplorable qu'on les croyait à leur dernière période. L'on projetoit déjà de tout quitter et de faire venir des vaisseaux de France pour sauver ceux qui ne seroient pas tomber en la puissance de nos ennemis. »[18].

         Mais, en sa qualité de religieuse elle affronte, selon les critères de sa foi, les épreuves du moment, sachant faire côtoyer temps public et temps privé pendant sa retraite religieuse annuelle (de l'Ascension à la Pentecôte) en 1653 : « Après avoir fait ma prière par obéissance je n'eus que deux veues : la première de m'offrir en holocauste à la divine Majesté pour être consumée en la façon pour tout ce païs désolé ; et de l'autre que j'eusse à rédiger par écrit la conduite qu'elle avait tenue sur moy depuis qu'elle m'avoit appelée à la vie intérieure. »[19] 

         Il faut noter l'emploi spirituel du lieu « le païs », pays d'exil devenu, avec le temps, propice au statut de martyr (sort réservé à de nombreux missionnaires), à mettre en parallèle avec la continuité d'une grâce qui l'avait touchée à Tours (« depuis qu'elle m'avait appelée à la vie intérieure »). Et elle poursuit dans cette même lettre : « J'eues des vues fort particulières touchant les états d'oraison et de grâce que la divine Majesté m'a communiqués depuis que j'ay l'usage de la raison. Alors sans penser à quoy cela pourrait servir, je pris du papier et en écrivis sur l'heure un Index ou abrégé que je mis en mon portefeuille. »[20] 

         Par la suite toutes ses lettres publiées après 1654 et essentiellement dédiées à son fils suivront ce double schéma juxtaposant la description d'une 'intuition' de nature 'divine' mais organisée selon un ordre chronologique précis ('Index ou abrégé) : « dans le dessein que j'ay commencé pour vous, je parle de toutes mes aventures, c'est-à-dire, non seulement de ce qui s'est passé de l'intérieur, mais encore de l'histoire extérieur, sçavoir des états où j'ai passé dans le siècle et dans la Religion  des providences et conduites de Dieu sur moy, de mes actions, de mes emplois, comme je vous ai élevé, et généralement je fais un sommaire par lequel vous me pourrez entièrement connoître, car je parle des choses simplement et comme elles sont. Les matières que vous verrez dans cet abrégé y sont comprises, chacune dans le temps qu'elle est arrivée... ».[21] 

         Dans cette  Relation qu'elle gardera secrète mais qui sera publiée après sa mort, en version expurgée, par son fils « elle sent que tout y est à sa place, les événements du dehors et les expériences mystiques, « les aventures de la vie » et son cheminement intérieur.... elle lit maintenant sa propre vie comme un message qui a un sens et qu'elle doit transmettre à d'autres. »[22]

         En conclusion, selon les écrits de Maris Guyart devenue Marie de l'Incarnation, les concepts de temps et d'espace sont définis comme suit :

         1- Le lieu est un lieu d'exil, défini comme un objectif de vie sans possibilité de retour. Craignant de ne pouvoir partir, elle écrit en avril 1639 : «  Quoy que tout soit prest, j'ay encore peur de perdre mon bonheur ainsi que beaucoup d'autres ».[23] A un de ses Frères elle écrit, toujours en avril 1639 : «  Adieu donc mon très cher « Frère, adieu pour jamais. »[24]

         Elle sait évaluer les distances, lors de ce voyage, de façon très arithmétique : « … non que nous n'ayons souffert de grands travaux durant trois mois de navigation (4 mai au 1er août 1639) parmi les orages et les tempêtes, qui pour treize cents lieues que nous avions à faire, nous en ont fait faire plus de deux mille.... »[25]  `

         Et ce lieu de mission est une nation plurielle mais la nation d'un seul Dieu : « ce que nous avons veu en arrivant dans ce nouveau monde nous a fait oublier tous nos travaux: car entendre louer la Majesté divine en quatre langues différentes (montagnais, algonquin, huron, français) ».[26]

         2- Le temps est décrit avec la même précision dans la dernière lettre citée comme dans l'ensemble du corpus ('trois mois de navigation'), même rigueur pour décrire les saisons et travaux des champs (Lettre XLIII) mais elle sait expliquer, dans la Relation, comment temps 'intérieur' et 'extérieur' cohabitent : «  Je parle de toutes mes aventures, c'est-à-dire non seulement ce qui s'est passé à l'intérieur mais encore de l'histoire extérieure... les matières que vous verrez dans cet abrégé y sont comprises, chacune dans le temps qu'elle est arrivée »[27].

         Le mysticisme de Marie de l'Incarnation sait transformer des unités de temps et d'espaces ordinaires, laïcs et mesurables à l'aune de nos outils communs et quotidiens ( calendriers, horloge, mesure de calcul...) en des entités intemporelles où  se fondent réalité et sacré, distance mesurable et infinie, soucis quotidiens et destinée.

         C'est la prédominance d'une perméabilité pérenne, d'une fluidité constante qui définit le caractère exceptionnel de l'écriture de Marie de l'Incarnation.

 

Claude Guilllaumaud-Pujol

 

 

 

[1] Claude Guillaumaud-Pujol (centre d'études nord-américaines, EHESS/CNRS). Maître de conférences honoraire en études américaines. A publié des ouvrages sur les prisons américaines (Etats-Unis) et le couloir de la mort. Participe au séminaire sur les correspondances des migrants français aux Amériques (Coram, EHESS, Paris).  

[2] CorAm : une histoire institutionnelle

De 2002 à 2005, une équipe d’enseignants-chercheurs « ReMiFram » (Recherches sur les migrations des Français et des francophones aux Amériques) a été réunie autour de François Weil (Ehess) puis de 2006 à 2009, autour d’Annick Foucrier (Université Paris-XIII-Ehess) dans le cadre de deux plans de recherches quadriennaux du Cnrs. CorAm (Correspondances des migrants français et francophones aux Amériques) était alors un sous-axe de recherches de l’axe « ReMiFrAm ».

En 2009, les financements Cnrs étant échus, l’équipe CorAm, encouragée financièrement par le Laboratoire Mascipo de l’Ehess, prit la suite des projets antérieurs, sous la direction de Nicole Fouché, afin de poursuivre l’ensemble des travaux, des contacts et des problématiques déjà élaborées, particulièrement, mais non exclusivement, celles concernant les correspondances de migrants francophones aux Amériques.

À compter de janvier 2011, un cofinancement de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (responsable : Annick Foucrier, Université Paris 1/Irice/CRHNA) et du laboratoire Mascipo de l’Ehess (responsable : Nicole Fouché, Cnrs — Ehess / Mascipo / Céna) permet à CorAm de poursuivre ses recherches dans le champ de l’histoire des migrations. <http://correspendances.univ-paris1.fr/>

[3]    Lettres de la Vénérable Mère Marie de l'Incarnation, née Marie Guyart, 1ère Supérieure des Ursulines de Québec, Tournai, 1876, 2 vol. ( lettres CLXII, CCI, CCVIII, CCXI, CCXIX, CCXXIV, CCXXV).

[4]    Lettre XXXIX, 20 mai 1639, p. 87, ed. Dom Oury, 1971.

[5]    Lettre XLIII, 3 septembre 1640.

[6]    Lettre de septembre 1653, ed. Oury, p. 507

[7]    Lettre du 18 octobre 1654, p. 550.

[8]                 Ibid.

[9]    Lettre CXLVLL, 24 octobre 1632.

[10]  Lettre du 29 octobre 1649, p. 377.

[11]  Lettre du 15 septembre 1644, p. 240.

[12]  Lettre du 26 avril 1644, p. 220.

[13]  Lettre CXXXVI, octobre-novembre 1651, p. 425-6.

[14]  Lettre CXLIII, 9 septembre 1652, p. 485.

[15]  Lettre du 26 septembre 1652, p.495.

[16]  Ibid.

[17]  Lettre CLI, été 1653, p. 506

[18]  Lettre CLI, été 1653, p. 506.

[19]  Lettre du 26 octobre 1653, p. 515.

[20]  Ibid.

[21]  Lettre du 26 octobre 1653, p. 515.

[22]  Analyse de Dom Oury, La relation Autobiographique de 1654, p. 1976.

[23]  Lettre XXXVI, p. 80.

[24]  Lettre XXXVII, 15 avril 1639.

[25]  Lettre XI, p. 88.

[26]  Lettre XL, 1er septembre 1639, p. 88.

[27]  Lettre du 26 octobre 1653, p. 515.

Marie Guyard et son fils : un engendrement réciproque - par Marie-Dominique Fouqueray

LA RELATION de MARIE GUYARD  à  SON FILS : un engendrement réciproque. Conférence du lundi 13 Mai 2013 Tours

Marie-Dominique Fouqueray, psychiatre et docteur en médecine, praticienne[1]

 

Introduction

La relation de Marie Guyard à son fils, Claude, fait l’objet d’une controverse. En effet, l’ursuline tourangelle du XVIIe siècle  est présentée, à la fois, comme une grande mystique et une mauvaise mère «  la preuve étant apportée par l’abandon qu’elle fit de son fils pour entrer au couvent alors qu’il avait 11 ans. » En réalité, Marie  a su inventer pour son enfant, dans sa situation monoparentale, une éducation réussie, car structurée et structurante et cela au cœur même d’une vie mystique intense. Selon quel processus Marie Guyard a-t-elle engendré son fils, et de quelle manière, ce dernier a-t-il permis, à son tour, l’engendrement de sa mère ?

Bref rappel  historique :

2 dates : 

  • 28 Octobre 1599 naissance de Marie Guyard
  • 30 Avril 1672 mort de mère Marie de l’Incarnation

2 villes : 

  • Tours où Marie est née et a vécu pendant 39 ans ( jusqu’en 1639)
  • Québec où Marie de incarnation arrivée le 1er Août 1639 et  a vécu pendant trente-trois ans jusqu’à sa mort, en 1672.

2 pays :    

  • la France et la Nouvelle France

3 noms :

  • Marie Guyard (par sa naissance  le 28 Octobre 1599)
  • Marie Martin ( par son mariage à 17 ans en 1617)
  • (naissance de son fils le 2 Avril 1619 et mort de son époux  (Octobre 1619)
  • Marie de l’incarnation (religieuse ursuline à 32 ans en 1631)

      Une longue vie qui se déroule des bords de Loire aux rives du  Saint Laurent comme un long fleuve au cours sinueux semé de méandres.

  1. L’engendrement de la relationde Marie Guyard à son fils se fonde sur la relation de Marie à ses parents
  2. Marie est née de Florent Guyard (maitre boulanger ) et de Jeanne Michelet. Elle est la quatrième d’une fratrie de huit enfants. Elle a un caractère enjoué, vivant et généreux, porté en même temps à l’intériorité.

La vie spirituelle qu’elle a reçue au départ dans le terreau familial, Marie se l’approprie, particulièrement à partir de l’âge de 7 ans à l’occasion d’un songe fondateur auquel elle se réfèrera toute sa vie.

« Une nuit en mon sommeil…j’étais dans la cour d’une école champêtre …ayant les yeux levés vers le ciel, je le vis ouvert, et notre Seigneur Jésus-Christ, en sortir…et qui , par l’air, venait à moi…, mon cœur se sentit tout embrasé de son amour. Lui avec un visage plein d’une douceur… indicible…m’embrassant …amoureusement, me dit : »Voulez-vous être à moi ? ». Je lui répondis Oui. A mon réveil, mon cœur fut si ravi…de cette faveur que je la racontais naïvement à tous ceux qui me voulaient écouter. » (J.II, 160-161)[2].

Cette première expérience sera suivie par de nouvelles. Mais, dès ce moment, l’effet produit par cette « visitation » fut, une « pente au Bien », un esprit d’oraison, un comportement respectueux d'autrui « Le Bien que je voyais », dit-elle, « je le faisais … sans me faire violence parce que la douceur de cet attrait m’était incomparablement suave. » (J.II, 162).

Mais il y a un secret qu’elle ne connait pas : c’est la façon dont va s’incarner son « OUI » au Jésus de son rêve. Ce secret se dévoilera, étape par étape, au long d’un parcours, caractérisé par des méandres jalonnant le cours sinueux du fleuve de sa vie. En effet, sa trajectoire semble l’éloigner durablement de son appel initial, et, cependant, elle est entièrement conduite par une mystérieuse force en elle, dans un cheminement progressif vers sa vocation.

1) Premier méandre dans le fleuve de son cheminement personnel : sa vocation religieuse contrariée

Habitée durablement par ce songe, rien d’étonnant à ce que Marie ait désiré devenir religieuse :  « Dès l’âge de quatorze ou quinze ans, j’avais une très forte vocation à la religion », écrit-elle ans une de ses lettres (C.837)[3]. A quinze ans, elle s’en ouvre à ses parents. Elle connaissait le monastère des Bénédictines de Beaumont et elle demande à y entrer. Mais, ses parents pensent qu’elle n’est pas faite pour le couvent et ils ne donnent pas suite.

« J’ai cru, depuis, » expliquera, plus tard Marie à son fils, « que ma mère … me voyait d’une humeur gaie et agréable qu’elle estimait, peut-être, incompatible avec la vertu de religion. L’affaire… en demeura là, et, moi qui étais fort craintive, je n’osais insister, sinon que j’exposais simplement mon désir…Je me laissais conduire à l’aveugle par mes parents. » (V, 11)[4]

Pour Marie,  l’autorité de ses parents représente, aussi, la volonté de Dieu. Elle se soumet à leur décision. Le paradoxe dans cette situation, c’est que Dieu l’appelle à se consacrer à Lui dans la vie religieuse et que le choix de ses parents (expression terrestre du vouloir de Dieu) lui  interdit ce chemin.

Une porte se ferme. Cependant,  Marie ne vit pas un effondrement de son moi profond qui ne peut se réaliser à ce moment-là de son existence. Elle accepte  le réel, même si celui-ci lui est contraire, en ne tombant pas dans le piège du « tout tout de suite », caractéristique de l’immaturité infantile. Sa vie continue, sans tristesse, ni rébellion,  avec toutes les apparences d’une adolescence équilibrée.

Plus tard, elle écrira, au sujet de cet obstacle à sa vocation :

« Il m’est évident que la bonté de Dieu ne me voulait pas là, ni, pour lors, en quelque religion que ce fût, eu égard à tout ce qui m’est arrivé depuis, dans le cours du temps, de sa divine providence sur moi » (V, 11).

2) Deuxième méandre dans le fleuve de son engendrement : son mariage arrangé.

A nouveau, l’autorité parentale s’exerce lors des noces de Marie, âgée de 17 ans, avec Claude Martin, maître en soierie.

   «  En effet, sous Louis XIII, une jeune fille n’a pas à discuter la volonté de ses parents. L’autorité paternelle fait loi, et personne ne la juge tyrannique » (D.Cl. M. 10).

La jeune fille ne sent pourtant nullement attirée par la vie conjugale, selon ce qu’elle écrit plus tard :

« Je vous l’avoue que si j’eusse eu une direction spirituelle, je n’aurais jamais consenti (au mariage) » (V, 11)

En effet, elle  voyait cet état « entièrement contraire à la vie de recueillement où elle se sentait attirée. » (V, 9)

Cependant, « elle y consentit…par une crainte respectueuse qu’elle avait toujours eue pour ses parents et qui l’avait portée à leur obéir en toutes choses, comme à Dieu même. » (V.9)

Sans révolte, sans dépression, Marie reste unifiée intérieurement, grâce à son consentement à la réalité, et elle trouve une bonne adaptation à son nouvel état de vie. Elle accueille bien son rôle d’épouse et, en accord avec son mari, elle préserve sa vie intérieure orientée vers Dieu.

A ce sujet, elle écrira, par la suite, à son fils Claude :

« Votre père était si bon qu’il me permettait toutes mes dévotions auxquelles même il avait de la complaisance » (J.II, 482)

Et Claude ajoute :

« Elle aimait son mari car il avait toutes les qualités de corps et d’esprit que l’on eût pu désirer dans un homme. » (V, 15)

Pourtant, à cette étape de son existence, des épreuves variées surgissent, qu’elle nomme : « ses croix ».

En effet, « Une certaine femme lui suscita, et à son mari aussi toutes les persécutions …dont elle se put aviser et elle y réussit si bien qu’elle fut enfin l’instrument dont Dieu se servit pour les dépouiller de tous leurs biens » (V, 638)

Celui qui en était involontairement responsable, c’était : « son mari même ( qui) y avait donné occasion quoiqu’innocemment, et sans dessein de ce qui arriva. » (V, 11)

Jalousie ? Vengeance ? Mélancolie ? Position victimaire et agressivité ?

Rien de cela ne se manifeste en Marie, à l’occasion de ces adversités.

Au contraire, « avec une très grande patience et douceur » elle assume la réalité, pardonnant à son mari, et allant jusqu’à sauver sa rivale du suicide.

3) Troisième  méandre dans le fleuve de son engendrement: la maternité

Marie donne naissance, le 2 Avril 1619, à un fils prénommé Claude. La réalisation de sa vocation religieuse semble, alors,  s’éloigner définitivement.

Dès la certitude de la grossesse, elle en ressent une joie profonde :

« Il est certain, vous n’étiez pas encore au monde… que je souhaitais pour vous tous les trésors de Jésus Christ. Mon cœur en ressentait des mouvements si puissants que je ne les puis exprimer (C, 131). »

(L’accueil heureux de sa maternité semble confirmer que Marie a accepté complètement cette voie du mariage, choisie, pour elle, par d’autres.

Accepté complètement ?

Consciemment certes ! Mais, inconsciemment, que se joue-t-il  à son insu ?

L’enfant qu’elle porte n’est-il pas un prolongement d’elle-même ? La grossesse est une période particulière où la femme peut revivre, plus ou moins consciemment les étapes difficiles de sa propre existence. A cette occasion, une résurgence de sa vocation contrariée, projetée sur son fils, semble apparaitre, dans ce qu’elle écrira plus tard :

« La seule vocation que j’ai eue en cette condition (des croix du mariage) a été de vous avoir donné à Dieu avant que vous fussiez au monde » (V, 12). « Vous n’aviez pas encore vu le jour que mon ambition pour vous était que vous fussiez serviteur de Jésus Christ, et tout dévoué à ses divins conseils aux dépens de votre vie et de la mienne. » (C, 658).

Claude a-t-il été enfermé, dès le départ, dans le projet de sa mère, et freiné dans l’accès à son propre désir ?)

Les six premiers mois de la vie de l’enfant se déroulent normalement, jusqu’au décès brutal de son père Claude Martin.

Pour Marie, l’épreuve du deuil se vit dans une grande tristesse qu’elle décrit ainsi :

«  J’avais pour lors 19 ans, auquel temps, Notre Seigneur fit une séparation, appelant à soi la personne à laquelle, par sa permission, j’avais été liée. » (V, 23)

« J’aimais beaucoup votre Père et la perte que j’en fis me fût sensible. » (V, 25),car, « Il était homme de bien et craignant Dieu ».(V, 12) écrira-t-elle à son fils.

Par cette mort, qui les atteint tous les deux, la relation naissante de Marie à son fils se trouve modifiée.

A la mort de son époux, à l’automne 1619, Marie a 19 ans et son fils six mois. La jeune femme doit régler la faillite et la liquidation de l’atelier de soierie. Pour faire face aux procès engagés, et au remboursement des créances, Marie déploie une activité inlassable et fait preuve d’une habileté et d’un savoir-faire, qui confondent les gens du métier :

Intelligence, combativité, détermination, compétence sont les qualités qui lui sont alors reconnues par tous.

Pour le bébé, la séparation paternelle, brutale et définitive, se double d’une séparation maternelle provisoire, par l’obligation de mettre l’enfant en nourrice, jusqu’à l’âge de deux ans.

Cependant, Marie n’est pas dans la disposition de cœur d’une mère abandonnante , car chaque fois que « la jeune mère en trouvait l’occasion, elle courait à la campagne voir ce que devenait son garçon » «  En effet, sous Louis XIII, une jeune fille n’a pas à discuter la volonté de ses parents. L’autorité paternelle fait loi, et personne ne la juge tyrannique » (D.Cl. M. 10).

Et celui-ci ne parait pas avoir eu de traumatisme majeur, puisqu’il survit dans une ville, et à une époque, où la mortalité infantile est importante.

Marie, relisant les  évènements de sa vie,  voit dans toutes ces épreuves le doigt de Dieu. Elle écrit, en effet à son fils :

« Sa divine bonté, permit que, pendant l’espace de deux ans, j’eus de grandes croix à supporter. Mais il fallait que je fusse engagée dans les croix du mariage »…  « je crois et j’ai toujours cru que je n’y avais été engagée qu’afin de servir au dessein que Dieu avait de vous mettre au monde. » (J.II, 482)

4 ) Engendrée à elle-même  au cours des événements successifs de sa vie, Marie Guyard devient, à son tour, source d’engendrement pour son fils Claude, certes dans la chair, mais aussi dans l’esprit  grâce à son talent novateur d’éducatrice dans trois domaines: le langage, le toucher et la distanciation.

La relation maternelle de Marie à son fils se déploie lorsqu’elle reprend Claude à l’âge de deux ans, en 1621,  jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de 11 ans en 1631.

« A peine eût-il atteint l’âge de deux ans, qu’elle le fit venir auprès d’elle pour lui donner les premiers plis de la vertu et lui faire prendre de bonnes habitudes, lorsque la nature était toute tendre et qu’elle n’avait pu encore contacter de mauvaises. » (V, 35)

Mais déjà se profile une nouvelle forme de séparation.

En effet, un an plus tard, sa sœur Claude et son beau-frère Paul Buisson, qui ont une importante affaire de messageries, font appel à elle « pour les aider à porter ce fardeau ». (V, 37)

Marie est tentée de se dérober.

«  La proposition qu’on m’en fit me parut, d’abord, si contraire à mon dessein, que je n’osai y penser. Mais, enfin, je m’y accordai, pourvu qu’on me laissât libre de mes dévotions. Car, je faisais ce sacrifice, de mon plein gré, et pour rendre une charitable assistance à ma sœur. Notre Seigneur voulût me montrer que c’est lui qui m’avait engagé à cela ». (V, 37)

Séparation toute relative, cependant, puisque la mère retrouve chaque soir son enfant et le visite dans le courant de la journée. Au cœur de ce travail, Marie veille elle-même à l’éducation de son enfant. Ce que son sens pédagogique lui fait , alors élaborer, sans aucun modèle préexistant, a été présenté souvent d’une manière négative, comme une éducation inhumaine. Or, celle-ci se révèle novatrice, particulièrement sous trois aspects : le langage et le toucher et la distanciation.

Le langage

Au XVIIe siècle, l’enfant n’a pas d’existence propre. Or, Marie innove, en ce sens qu’elle parle à son fils, en s’adressant à lui comme à une personne.

« Ce fils…encore tout ravi lorsqu’il rappelle en sa mémoire les impressions saintes et les instructions salutaires qu’elle lui donnait. » (V, 36)

L’intuition de Marie devance les découvertes de la psychologie du XXe siècle, lesquelles affirment que « dès sa conception, l’être humain est un être de langage (Dolto, 178), un « sujet parlant ou parlêtre » ( Lacan).

Françoise Dolto souligne l’importance de parler vrai à un enfant, dès avant la naissance, comme à un interlocuteur égal à soi. En expliquant à celui-ci tout ce qui le concerne, il est ainsi, préparé à affronter les moments difficiles de la vie, et , en particulier, les moments de séparation.

«  Une mère doit toujours parler à son enfant, car la parole reste quand celle  qui l’a prononcée a disparu » (Dolto, 180).

Ce qui éclaire d’une façon nouvelle l’insistance de Claude envers sa mère, pour obtenir qu’elle lui livre le secret dont elle vivait : Les ECRITS de Marie sont, pour lui, une PAROLE qui demeure et perdure à travers le temps.

Pour Marie, le recours au langage est le prolongement d’une réalité familiale dont l’exemple lui a été donné par sa mère :

« Je l’entendais parler à Notre Seigneur de ses enfants et de toutes ses petites nécessités…Vous ne croiriez pas combien cela a fait impression dans mon esprit ». (C, 235-236) écrit-elle à une de ses sœurs.

Tout naturellement, Marie est entrée, elle aussi, dans un dialogue avec Dieu dès son enfance. Ce qu’elle décrit ainsi : « dans quelques occasions, dans mes petits besoins, je me sentais attirée d’en traiter avec Notre Seigneur ce que je faisais avec une si grande simplicité, ne me pouvant imaginer qu’il eût voulu refuser ce qu’on lui demandait humblement. » (JII, 162)

A la suite de son veuvage, et à partir de ses expériences mystiques avec celui que son cœur amoureux considère comme son Epoux divin, cette habitude s’amplifie.

Et la relation à son enfant va se vivre sur les mêmes bases de proximité du cœur et de confiance.

Le Toucher

Novatrice par la place de la parole dans l’éducation de son fils, Marie l’est également sur un autre point : la suppression du toucher.

Au XVIIe siècle, l’affection manifestée aux enfants dégénère souvent en «  mignotage ». Marie se situe tout autrement. C’est Claude lui-même qui l’écrit :

« Depuis l’âge de deux ans, elle ne lui fit aucune caresse et ne permettait pas  qu’il lui en fit, mais elle se comportait envers lui avec une  douce gravité, et lui, de même, à son endroit » (V, 178). « Elle avait pour lui un amour très sensible et la seule bonté de son naturel au regard de tout le monde faisait assez connaître quels pouvaient être ses sentiments maternels à l’endroit de son propre fils… » (V, 171)

« Ce qui »confie Claude « me semble rare dans une mère, et ce qui m’a toujours donné de l’étonnement, jusqu’à  ce que j’en ai appris la cause…qui montre une sagesse toute extraordinaire : à savoir que, dans le dessein qu’elle avait de le quitter un jour en se donnant à Dieu…il ne serait point élevé dans les tendresses et les sensibilités des enfants » afin qu’ « il fût moins touché quand le jour de la séparation serait venu ». (V, 178)

En outre, Marie se démarque, aussi, par rapport aux habitudes de son temps en ce sens qu’elle n’use pas  de châtiments corporels.

De même que « elle ne lui faisait point de caresses, aussi ne lui fit-elle jamais de mauvais traitement… » ( V, 178) ajoute Claude.

Si Marie a certainement contacté physiquement son enfant naissant jusqu’à l’âge de six mois, (date de la mise en nourrice), ce renoncement à le toucher, quand elle le reprend à l’âge de deux ans, repose sur des raisons conscientes que Claude a, lui-même, analysées et apparemment bien intégrées, puisqu’il explique :

« son amour (pour Dieu) lui avait déjà fait trouver l’invention de garder dans le siècle (le vœu) de chasteté d’une manière toute nouvelle et extrêmement difficile » (V, 170)

En effet, Dieu prend de plus en plus la première place dans l’existence de la jeune femme qui organise, désormais, sa vie en fonction de cet amour.

Le vœu de perpétuelle chasteté (qu’elle prononce secrètement devant son confesseur, Dom François, à la fin de l’année 1620, à l’âge de 21 ans) modifie la relation de la mère à l’enfant et il pousse Marie à inaugurer une attitude éducative singulière, sans contact physique, lorsqu’elle reprend Claude, une fois le sevrage nourricier achevé. Elle met en place des interdits, ce qui la protège du risque d’une relation incestueuse, surtout pour une mère élevant  seule son fils.

Celui-ci, en effet, est un « homme en chemin, avec tous les émois d’une sensualité diffuse et très intense, à partir de trois ou quatre ans. Si le corps à corps mère-enfant est indispensable pour le bébé, un temps vient où cela doit cesser : c’est un sevrage aussi important que celui du biberon » (Dolto 29)

Ainsi, Marie conduit son fils à passer du principe de plaisir, au principe de réalité (passage caractérisant, selon Freud, la réussite d’une véritable éducation).

Parmi les écueils d’une relation mère-fils, (outre le risque d’une relation incestueuse du côté parental), se présente, pour l’enfant, l’éventualité de traverser le complexe d’Œdipe.

Comment se joue la triangulation dans cette famille monoparentale ?

En effet, Claude a un attachement plein d’admiration pour sa mère, d’autant plus que la place du père est vacante. Ce père décédé n’est cependant pas occulté.

Pour son fils, il reste présent, à travers la parole de la mère, qui le nomme avec ses qualités : « Votre père était si bon…il était un homme de bien et craignant Dieu » (JII, 482-483)

Il n’y a donc  pas de forclusion du nom du père. Celui-ci, en effet, bien qu’absent physiquement, vit dans le cœur de l’enfant de façon symbolique, ce qui le structure psychiquement.

Cependant, Marie et Claude vivent un face à face avec le risque d’une relation en miroir, source d’une dépendance réciproque (phénomène accentué par le choix du prénom du fils identique à celui du père).

Pour sortir de ce piège, « l’enfant a besoin de sentir que la mère  a un élu plus important que lui » (Dolto, 30) et qu’il ne pourra jamais prendre sa place.

Pour Marie, qui est veuve, cet élu, quel est-il ?

Invisible aux yeux  de Claude, mais bien présent à l’âme de Marie, cet Elu, c’est Dieu lui-même, qu’elle appelle « son Suradorable Epoux ».

Il y a donc triangulation, bien qu’elle soit d’une nature très particulière, mais qui prépare déjà l’enfant à vivre progressivement la séparation , chemin de maturation.

La distanciation

Déjà, une forme de distanciation s’opère entre eux, lorsque Marie et son fils quittent la paisible maison du grand-père Guyard, devenu veuf, pour résider chez les Buisson, sur le lieu même du travail de Marie.

L’enfant a cinq ans. Le voici plongé dans l’univers animé, coloré et bruyant qu’est l’entreprise de messageries de son oncle, « avec son personnel nombreux et rude : rouliers, charretiers, garçons d’écurie, débardeurs, mariniers au vocabulaire sonore et imagé…grands gars braves et pas méchants, mais facilement pris de vin ». (D.Cl.M. 17)

Des influences, autres que celle de sa mère, s’exercent alors sur lui, brisant le cercle du milieu initial protégé, l’ouvrant à d’autres réalités et introduisant une distance nouvelle dans la relation mère-fils.

Pendant presque dix ans, Marie œuvre au service de Paul Buisson, assumant dans l’entreprise les fonctions les plus variées, tout en approfondissant son intimité spirituelle avec Dieu et en veillant de son mieux à l’éducation de son fils.

Ces années préparent l’enfant à une séparation plus radicale.

Ce jour approche. Claude est dans sa douzième année.

L’année 1631 commence, et l’heure est venue, pour Marie, de répondre à sa vocation religieuse en attente depuis si longtemps.

L’appel de Dieu se fait pressant,  impérieux : « La voix intérieure qui me suivait partout me frappait continuellement les oreilles du cœur, et s’opposait à celle de la nature et du sang :

« Hâte-toi, il est temps, il ne fait plus bon pour toi dans le monde ». (V, 169)

Par ailleurs, Dom Raymond de Saint Bernard  (le directeur  spirituel de Marie), Mère Françoise de Saint Bernard (la prieure des Ursulines), et l’archevêque lui-même, Monseigneur Bertrand d’Eschaux, « après avoir longuement  éprouvé sa vocation, ont jugé qu’elle pouvait, qu’elle devait la réaliser en conscience, les uns et les autres étant bien résolus à veiller sur son fils, et à ne le laisser manquer de rien ». (D.Cl.M, 19 et 20)

La date de son entrée au couvent a été fixée au 25 Janvier 1631. Mais l’enfant l’ignore.

En même temps que ces événements extérieurs s’organisent, Marie vit un véritable conflit intérieur : « Je ne laissais point de biens en entrant en religion, mais selon mes sentiments intérieurs, je pensais plus laisser en quittant mon fils, que j’aimais beaucoup, que si j’eusse quitté toutes les possessions imaginables…Il y avait bien dix ans que je mortifiais, ne permettant pas qu’il me fît aucune caresse, comme de mon côté je ne lui en faisais point, afin qu’il n’eût aucune attache à moi, lorsque Notre Seigneur m’ordonnerait de la quitter ». (V, 175)

Elle est partagée entre son amour maternel, et crucifiée à la perspective de quitter son fils, et son désir d’obéir à la volonté de Dieu sur elle :

« En ce dessein…je ne voulais en aucune façon me rechercher, mais lui obéir en tout…je lui disais qu’il ne permit pas que je commisse une faute en quittant cet enfant s’il ne voulait pas que je quittasse ; mais aussi que, si c’était sa volonté, je passerai par-dessus toutes les raisons humaines pour SON AMOUR ». (V, 176)

A cela s’ajoute la souffrance de l’incompréhension et des critiques de son entourage.

« Chacun me blâmait de laisser, ainsi, un enfant qui n’avait pas encore douze ans, sans aucun appui assuré…Tout cela me faisait souffrir, mais j’avais gravé, en ma mémoire, ces paroles de Notre Seigneur…Celui qui aime son père, sa mère, son enfant plus que moi, n’est pas digne de MOI…Chérissant le vouloir de Notre Seigneur, je voulais LUI obéir ». ( V, 175)

Toute accaparée par son tourment intérieur, et, sans doute, dans un souci mal compris de préserver son fils de la souffrance, Marie commet l’erreur de ne pas lui parler à l’avance, de ce qui se prépare.

Devant ce silence pesant, Claude sent quelque chose d’inhabituel :

« Il voyait que ses proches, qui avaient connaissance du dessein de sa mère, le regardaient fixement, d’un œil de pitié, sans rien lui dire, puis, se retournant, ils conféraient ensemble à basse voix de cette affaire et des suites qu’elle pouvait avoir ». (V, 174-175)

Le poids du non-dit insécurise l’enfant et le pousse à fuir cette situation angoissante. Il fugue et n’est retrouvé qu’au bout de trois jours. La souffrance de Marie, devant la disparition de son fils, s’exprime en des termes éloquents :

« O DIEU ! Je n’eusse jamais cru que la douleur de la perte d’un enfant pût être si sensible à une mère » (JI, 276)

Cependant, dominée par l’intensité de ses émotions, et, dans l’incapacité de les gérer, elle maintient son silence, même après le retour de l’enfant.

C’est seulement le matin de son entrée au couvent que Marie choisit de parler à Claude en ces termes :

« J’ai à vous communiquer un grand secret que je vous ai tenu caché jusqu’à présent ».« Si je n’ai pas exécuté (mon dessein), c’est qu’étant jeune comme vous étiez, je n’ai pas voulu vous quitter, croyant que ma présence vous était nécessaire pour vous apprendre à aimer Dieu et à le bien servir. Mais, aujourd’hui que je suis sur le point de me séparer de vous, je n’ai pas voulu le faire sans vous le dire et vous prier de le trouver bon…Je vous ai pris ici en particulier pour vous demander votre consentement. Dieu le veut, mon fils, et si nous l’aimons, nous le devons aussi vouloir. C’est à LUI à commander et à nous à obéir…Ne voulez-vous pas bien que j’obéisse à Dieu  qui me commande de me séparer de vous ?... » (V, 176-177)

Pour Claude, le choc est brutal.

La seule réponse de l’enfant désemparé fut : « Mais, je ne vous verrai plus… » (V, 177)

Marie lui répond alors : « Ne dîtes pas cela, mon fils, vous me verrez tant qu’il vous plaira, et c’est pour cela que je m’éloigne pas de vous. Le lieu de ma retraite est le couvent des Ursulines, il est à notre porte, et, ainsi, vous aurez la liberté et la commodité de me voir quand vous le désirerez ». (V, 177)

« Puisqu’ainsi est », dit  l’enfant, « que j’aurai la consolation de vous voir et de vous parler, je le veux bien ! » (V,177)

A l’heure de la séparation, Marie, qui a retrouvé la paix et la maîtrise de soi, parvient à dominer sa souffrance. Mais elle la décrit, bien des années plus tard, par ces mots :

« Je quittais donc ce que j’avais de plus cher, un matin, jour de la conversion de St Paul… En le voyant, il me semblait qu’on me séparait en deux ».(JII, 275)

« J’aimais mon fils d’une amour bien grande. C’était à le quitter que consistait mon sacrifice » (JII, 159). « L’amour naturel me pressait comme si l’on m’eût séparé l’âme du corps » (JII, 274). « Il me faisait si grande compassion qu’il me semblait qu’on m’arrachait l’âme ». (V, 179)

Peut-on encore parler de mère dénaturée, de mère abandonnante ?

Il faudra attendre plus de vingt ans pour que Claude découvre le drame intérieur vécu par sa mère, tel qu’elle le raconte dans sa relation  de 1654.

Sur le moment,  l’enfant extériorise fortement sa douleur, ce qui est une gestion saine de ses affects. Sa souffrance légitime est aggravée, par la pression de l’entourage, utilisant l’enfant comme moyen de chantage pour obtenir de Marie qu’elle renonce à son choix.

Larmes, plaintes, revendications, visites importunes au parloir ou dans la clôture, assaut du monastère avec les enfants de sa classe, caprices, refus de travailler à l’école…ntout cela ne semble pas avoir duré au- delà de quelques semaines.

Ainsi, même si cette crise l’a marqué pour la vie, le deuil se fait. Il ne reste pas bloqué dans un état dépressif, mais il accepte d’entrer  dans un nouveau projet. Il part à Rennes, au collège, pour continuer ses études. Cette situation ne diffère en rien de celle des enfants de son âge.

En effet,  «  à cette époque, et dans ce milieu, les garçons des villes quittaient leur famille pour se rendre au collège ou en apprentissage vers dix, douze ans » (D.P, 127)[5].

Parallèlement, Marie, déstabilisée par les manifestations bruyantes du chagrin de son fils, retrouve la paix par un acquiescement total à la mystérieuse volonté de Dieu, ce qui la libère de l’angoisse de la condamnation des hommes.

Pour Claude, une nouvelle période de son existence s’ouvre et inaugure de 1631 à 1639, presque dix années d’un parcours hésitant et indécis, typique de l’adolescence. Chez lui, la recherche de sa voie est toute empreinte de son lien affectif à sa mère. Cependant, il pense de plus en plus à une vocation religieuse.

Au printemps 1639, une séparation définitive survient avec  le départ sans retour de Marie pour le Canada.  Claude a 20 ans.

Le 24 Février 1639 se déroule leur dernière entrevue au cours de laquelle Marie lui dit :

« Mon fils, il y a huit ans que je vous ai quitté pour me donner à Dieu… Vous quittant pour SON AMOUR et pour obéir au commandement qu’IL m’en avait fait, je vous donnai à LUI, LE priant qu’IL voulût être votre PERE, et vous voyez qu’IL l’a été au-delà de toutes nos espérances… Il en sera toujours de même…rien ne manque à ceux qui craignent Dieu.

« Je m’en vais en Canada, il est vrai, et c’est encore par le commandement de Dieu que je vous quitte une seconde fois… Si vous m’aimez, vous en aurez de la joie et prendrez part à cet honneur ». (V, 375-376)

A ce moment, Claude « se trouva tout changé ». « Il ne pensa plus à ses propres intérêts… s’estimant trop riche d’avoir Dieu pour père et une si sainte mère pour caution de sa providence en son endroit.» « Ce fut, dit-il, en cette occasion qu’il fit à Dieu un sacrifice volontaire de sa mère.» (V, 376)

Claude  accepte vraiment la vocation de sa mère. Il décide de ne plus être un objet de chantage et de ne plus rien recevoir de sa famille, signe évident de maturation et porte d’entrée dans l’âge adulte, à la veille de ses vingt ans.

Le 4 Mai 1639, à Dieppe, Marie de l’Incarnation et ses compagnes, embarquent sur le St Joseph, pour une traversée longue et périlleuse, vers la Nouvelle France.

Pour Marie, cet arrachement se vit dans des angoisses extrêmes avec un véritable déchirement. Vingt ans plus tard, elle écrira :

« Lorsque je m’embarquai pour la Canada, il me semblait que mes os se déboîtaient… pour la peine que le sentiment naturel avait de cet abandonnement ».

5) Accomplissement de la mission de Marie dans l’engendrement de son fils :

Voici, désormais, Claude  et sa mère séparé géographiquement par l’immensité de l’océan. Mais les liens du cœur se renforcent, et se nourrissent de leurs échanges épistolaires.

Pour Marie, une nouvelle aventure commence en Nouvelle France, tandis que, de son côté, Claude va connaître encore quelques remous avant de se stabiliser et de choisir d’entrer chez les Bénédictins de la congrégation de Saint Maur, en réponse à l’appel qu’il reconnaît lui être fait personnellement.

A l’annonce de l’entrée de son fils au noviciat bénédictin, Marie exprime la manière dont elle-même a évolué par rapport à Claude

« Puisque sa bonté vous a placé dans un ordre si saint, j’avais souhaité cette grâce pour vous… mais comme il faut que les vocations viennent du ciel, je ne vous en dis mot, ne voulant pas mettre du mien en ce qui appartient à Dieu seul » (C, 130-131)

Le détachement peut se faire, Claude est libre dans son choix.

6) Engendrement réciproque de la mère et du fils, jusqu’à la mort de Marie à Québec en 1672 dans un dialogue au rythme océanique.

Pendant les dix années de la formation religieuse de Claude, avant qu’il ne devienne prêtre à 30 ans, en novembre 1649, la  relation mère-fils continue et s’approfondit en intimité.

Leur affection réciproque trouve un nouveau mode d’expression à travers leurs échanges spirituels en Dieu.

Cette communion se manifeste d’une manière explicite dans leur correspondance :

Marie désire recevoir les sermons rédigés par le frère Claude : « N’ai-je pas droit d’exiger cela de vous…pour une sensible consolation de voir, au moins, ce que je ne puis entendre.» (C, 187)

Elle a souhaité connaître en détail l’emploi du temps de Claude et elle lui écrit : « Maintenant que je sais le temps de vos saints exercices, je vous accompagnerai partout. » (C, 207)

Elle l’invite à lui parler cœur à cœur des grâces de Dieu à son endroit : « Faîtes-moi part de vos biens (spirituels) qui… m’apporteront une consolation très grande… Je vous visite plusieurs fois le jour et je parle de vous sans cesse à Jésus, Marie et Joseph. » (D.Cl.M.54)

Marie de l’Incarnation a le désir d’avoir son fils comme père spirituel.

Pour sa part, Claude aspire à devenir l’héritier des écrits spirituels de sa mère. Elle y consent en 1643.

Ceci les placent tous les deux dans une relation nouvelle. C’est d’égal à égal qu’il s’adresse à elle désormais.

Après avoir été engendré par Marie dans la chair et dans l’esprit, Claude engendre, à son tour, sa mère sur un autre mode, celui de la pérennité de sa vie spirituelle dont il a su recueillir les secrets et nous les transmettre.

 

Marie-Dominique FOUQUERAY

 


[1] Docteur Fouqueray s'intéresse spécialement à la spiritualité et à la mystique contemporaine. Depuis le colloque organisé en 1999 à l'Université François Rabelais de Tours Marie Guyard de l'Incarnation, un destin transocéanique, elle s'était déjà  penchée sur le cas de Marie Guyard de l'Incarnation et le style d'éducation que cette dernière a prodigué à son fils.

[2] JII réfère à Marie de l'Incarnation, Ecrits spirituels et historiques. Edité par Dom Albert Jamet, 1985. Les Ursulines de Québec.

[3]C réfère à la Correspondance de Marie de l'Incarnation éditée par Dom Oury, 1971, Abbaye Saint-Pierre de Solesmes.

[4] V réfère à la Vie de la Vénérable mère Marie de l'Incarnation par son fils, Dom Claude Martin, Editions de Solesmes, 1981.

[5] Françoise Deroy-Pineau, Marie de l'Incarnation, Marie Guyart, femme d'affaires, mystique, mère de la Nouvelle-France, 1989 (1e ed) Paris, Robert Laffont (3e ed, Montréal, 2008,  Bibliothèque québécoise).

Regards sur l'expression de la spiritualité dans la musique de l'époque de Marie Guyard - par Marie-Anne Pottier

L’expression de la spiritualité dans la musique au temps de Marie de l’Incarnation

par Marie-Anne Pottier[1]

N’étant ni universitaire, ni spécialiste de Marie de l’Incarnation, je me suis cependant essayée à faire entrer en résonance des écrits de Marie avec certains aspects de l’expression de la spiritualité dans l’art et dans la musique de son époque.

 J’aborderai trois points :

-        La place de l’imagination visionnaire

-        Le ravissement des sens

-        Le pouvoir de la musique et la problématique du chant d’église

On ne peut dissocier le parcours de Marie de l’Incarnation du vaste mouvement de reconquête mené par les jésuites dans le cadre de la contre-réforme catholique avec ses grandes missions d’éducation et de conversion des foules « jusqu’aux confins de l’univers ». De fait, après la crise religieuse qui a frappé l’occident chrétien au XVIe siècle, l’homme doute, il faut à tout prix le convaincre pour le reconquérir à la « vraie foi ».

L’art joue un rôle essentiel dans ce vaste projet de conversion des masses car un discours suscité par une impulsion d’ordre affectif sera plus persuasif, plus efficace ; On  communiquera donc au spectateur ou à l’auditeur, par l’intermédiaire de l’image ou de la musique, un état émotif qui libèrera l’imagination tout en l’orientant vers une attitude de dévotion intérieure.

J’ai souhaité mettre en regard la célèbre fresque de Gaulli sur le plafond de l’église du Gesu à Rome et un passage d’une lettre de Marie.

Sur cette fresque (1674-1679) «  le triomphe du nom de Jésus », on voit la voûte de l’église s’ouvrir dans un prolongement fictif de l’architecture, un ciel peuplé d’anges apparaît qui mène au symbole abstrait qu’est le monogramme du Christ. Le fidèle qui regarde la fresque est incité inconsciemment à gravir cet espace céleste, véritable échelle de Jacob.

La démultiplication de l’espace du plus proche jusqu’à l’infini, du temps : passé, présent et avenir confondus, la forme en perpétuel mouvement figurent les visions intérieures, la préfiguration d’un destin et les aspirations de l’âme. [2]Cette représentation m’a rappelé les visions de Marie « mon corps était dans notre monastère, mais mon esprit … Ne pouvait être enfermé (et) me portait dans les Indes, dans l’Amérique, dans l’Orient, dans l’occident et dans toute terre habitable où il y avait des âmes raisonnables … ». L’imaginaire est dans les 2 cas un véritable « espace de révélation ».

Comme la peinture, la musique parle aux sens, agit sur l’imagination qui féconde des images, des sensations, des émotions par analogies. À l’époque baroque, la musique va acquérir un pouvoir agissant très puissant car elle va se structurer en un véritable discours à l’image du langage. Elle obéira donc à une logique de structuration syntaxique où la figure musicale va remplacer le mot, la phrase ou l’idée. En plus d’émouvoir, la musique va signifier d’où sa redoutable efficacité. L’art musical sera conçu comme une rhétorique.

La musique a donc le pouvoir de libérer l’émotion « jusqu’aux larmes » et au-delà jusqu’au « ravissement des sens » (« avolare » être dérobé à soi-même). On retrouve cet état de « ravissement » dans la contemplation amoureuse tel que nous la décrit Marie dans la lettre de 1627.

Cette lettre semble trouver un écho  dans l’expression de la poétique amoureuse du Cantique des cantiques telle que l’illustre Monteverdi dans le motet « Pulchra est », extrait des Vêpres de 1610.

J’en propose une analyse rhétorique en partant de 3 affects principaux :

A. Présentation :

Tu es belle mon amie, douce et parée, fille de Jérusalem

Contemplation amoureuse, passivité

B. Contradiction

Mais terrible comme des troupes rangées pour la bataille

Danger, prise de conscience

C.Détourne tes yeux de moi car ils me font « m’envoler »

Le mélange des 2 sentiments crée l’extrême perturbation des sens, le ravissement puis l’abandon total dans la jouissance, l’extase amoureuse,

Ecoute :

A. 1voix et l’accompagnement, légère ornementation sur decora (figuralisme) et reprise (amplification) à 2 voix et développement de l’ornementation qui devient plus virtuose.

B. 2 voix déclament ensemble de manière syllabique pour mieux faire entendre le mot « terribilis »

C. changement radical de couleur, 1 voix et accompagnement : sorte de psalmodie puis 3 répétitions de a me (gradatio) vers l’aigu aboutissant à un passage en ternaire sur avolare figurant l’effervescence amoureuse jusqu’au délire ornemental qui figure l’effet dévastateur du regard.

Cette séquence est reprise aux 2 voix dans un processus d’amplification qui exprime la jubilation amoureuse, la delectatio.

C’est « l’incarnation » du chant de l’âme, la musique porte au-delà du mot l’érotique spirituelle.

Comme dans la mettre de Marie, ici c’est la sublimation de l’Eros qui s’exprime. Pour parvenir à Dieu, l’amour seul peut intervenir, l’amour qui est une forme supérieure de l’intellect.

On comprend donc que depuis toujours l’église se soit méfiée du pouvoir de la musique[3]. On est très marqué, à l’époque par St Augustin, on sait que la musique a des effets réels, qu’elle est dangereuse, capable de prendre l’âme, de la suspendre, de la porter là où elle ne voudrait pas aller, mais par là même, parce qu’elle est puissante, elle est aussi chemin possible de l’effectus pietatis, chemin de l’ouverture du cœur.

D’où les problématiques de chant et de musique dans les communautés religieuses, en particulier pour ce qui concerne le chant d’église, appelé à l’époque plain-chant. En faut-il beaucoup, en faut-il très peu ? Quelle est la juste mesure entre l’excessus et le defectus ? Comment choisir entre la delectatio, avant-goût de ce qui pourrait être un bonheur céleste et le rigorisme, l’austérité, la vie dévote telle que St François de Sales la décrit. La musique tentée par la pompe et l’apparat n’est-elle pas du côté de la mondanité ? Des spiritualités différentes vont donc choisir des solutions différentes.

Ainsi certains ordres vont choisir de ne pas chanter mais de psalmodier le plain-chant sur une note recto-tono (Carmelites, Visitandines), de mêler chant et psalmodie (Bénédictines du Calvaire) ou de ne pas chanter du tout (Port-Royal).

Marie a été directement confrontée à ce problème. En effet en 1662, selon les modifications qu’il souhaitait apporter à la constitution des Ursulines, Monseigneur François de Laval voulait imposer aux sœurs de chanter recto-tono et seulement à Vespres et aux Ténèbres sous prétexte qu’elles risquaient de « prendre de la vanité en chantant » et de trop flatter les oreilles des assistants or on sait combien le chant était déterminant dans l’équilibre de Marie qui a de fait réagi vigoureusement.

Cependant le pouvoir de la musique, bien contrôlé, peut être un formidable outil pédagogique. En ce début du XVIIe siècle, dans les nouvelles communautés religieuses destinées à l’enseignement, on « instruit les petites filles en la doctrine chrétienne et les bonnes mœurs » en leur apprenant « des chansons spirituelles pour les empêcher d’en chanter de mondaines ». On se gardera, bien entendu « de leur enseigner des choses trop hautes et qu’elles n’entendent point », on ne les poussera pas au ravissement ni aux extases mystiques mais bien au pragmatisme.

Quant aux missions, on sait que les peuples dits « primitifs  ont un goût inné pour la musique et le chant ». On fera chanter des cantiques traduits en huron dans les nouvelles missions du Canada comme ce recueil du père Coyssard de la compagnie de Jésus (1592), maintes fois réédité.

Cette mise en regard de ces exemples de différentes formes d’expression de la spiritualité est révélatrice des contradictions radicales qui caractérisent l’époque. La pompe, le faste, la splendeur des musiques d’apparat qui règnent autour de l’église St Louis et du collège Jésuite s’opposent au plus dépouillé des chants d’église. Marie elle-même n’est-elle pas à la fois une mystique, une amoureuse, vivant au-delà du temps et de l’espace dans un univers intérieur traversé de visions et une femme d’affaire, ancrée dans le réel, encore chargée de la gestion de son monastère à 70 ans.

En écho à cette conférence, vous entendrez ce soir en concert des pièces des 17ème et 18e français dont un motet de Charpentier et un Salve Regina d’André Campra, maître de musique de Notre Dame de Paris dont les motets ont été recopiés en Nouvelle France.

Ces motets illustrent l’esthétique baroque dont je viens de parler. Chaque verset est traité différemment et utilise les procédés rhétoriques propres à susciter l’effectus pietatis, l’ouverture du chemin du cœur.

Bibliographie : Marie Guyart par Françoise Dery-Pineau ; Statuts des religieuses et Ursulines du diocèse de Tours Monseigneur le Bouthillier, 1661 ; Article de Jean-Yves Hameline (colloque de 1999) ; La vie quotidienne des femmes au grand siècle, Claude Dulong. L’Age Baroque, éd. Skira.

 

Marie-Anne Pottier

 


[1]           Marie-Anne Pottier, Professeur au Conservatoire à Rayonnement Régional de Tours, Directrice du département de musique ancienne. Marie-Anne Pottier étudie le clavecin et la musique ancienne en parallèle à un cursus à l’université de Tours (agrégation de musique). Titulaire du CA, elle est à l’origine de la création du département de musique ancienne du Conservatoire (CRR) de Tours qu’elle dirige depuis le début. Elle a monté plusieurs programmes de concert en lien avec Marie de l’Incarnation comme « Parodies Pieuses et Meslanges très Chrétiens » en 1999 ou « De l’ancien monastère des Ursulines au Conservatoire de Tours » Histoire d’un site (1620-2011).

[2]          Cette description est en partie extraite de l’ouvrage L’Age Baroque de Giulio Carlo Argan, Editions Skira,

[3]           ce passage est largement inspiré d’un article de Jean-Yves Hameline, cf : bibliographie

Journée à Solesmes

Relation entre Solesmes et le nord-est de l'Amérique du Nord - par Dom Jean-Philippe Lemaire

Allocution de bienvenue

par Dom Jean-Philippe Lemaire, osb, prieur de l'abbaye Saint-Pierre de Solesmes

 

En l'absence de notre Père Abbé, Dom Philippe Dupont, j'ai la joie de vous accueillir, en tant que prieur.

            J'exprime d'abord ma reconnaissance à l'association Touraine-Canada puisque c'est elle qui a eu l'heureuse idée de venir à Solesmes pour le deuxième volet du colloque « Quatre siècles de regards sur Marie de l'Incarnation ».

            Je dis aussi un sincère merci à Monsieur Raymond Brodeur, directeur du CEMI, sa présence nous est précieuse.

            Enfin je salue tous les participants qui viennent de près ou de loin. Les uns ont traversé la Loire, d'autres l'Atlantique, mais tous ont suivi le penchant de leur cœur, leur amour d'estime pour la Bienheureuse Marie de l'Incarnation.

 

            En quelques mots, j'évoquerai les relations entre Solesmes et l'Amérique Nord.

            Dès 1702, Mgr de Saint-Vallier demandait que les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur viennent en Acadie pour la mission. Mais le Père Général répondit qu'un tel établissement ne convenait pas à une congrégation dont l'esprit est un esprit de retraite.

            Les œuvres de Dieu ont souvent des racines lointaines : en effet ce qui n'avait pu se réaliser au début du XVIIIe siècle vit le jour au début du XXe siècle, quand l'abbaye de Saint-Wandrille fonda, en 1912, le monastère de Saint-Benoît-du-Lac, au Québec. Les moniales suivirent les moines : en 1937, l'abbaye Notre-Dame de Wisques fonda Sainte-Marie des Deux-Montagne, près de Montréal. Dom Jamet en fut le premier chapelain et commença l'étude et l'édition des œuvres de l'Ursuline. En 1981, Sainte-Marie des Deux-Montagnes fonda Westfield au U. S. A. Dom Guy Oury en fut aussi le premier chapelain. Son ardeur intelligente au travail le fit entrer dans le sillon de Dom Jamet et mener à bonne fin la biographie et l'édition des œuvres de Marie de l'Incarnation. Beaucoup d'entre vous furent ses amis. Fidèle en amitié, de là-haut, il accompagne vos recherches et plus particulièrement celui qui, ici-même à Solesmes, a repris le flambeau, Dom Thierry Barbeau.

            Je bénis la Providence pour cette chaine aux maillons vivants qui transmet un héritage spirituel précieux reçu d'un père vénéré, Dom Claude Martin.

 

            J'aimerais aussi vous dire quelques mots d'un ami de Marie de l'Incarnation, le cardinal Charles Journet, auquel Dom Oury a demandé la préface à l'édition de la Correspondance et qui, dans sa revue Nova et Vetera, a brossé un portrait spirituel de Marie de l'Incarnation, en faisant la recension de ce livre[1].

            Théologien de l'Église, le cardinal a publié une « somme » intitulée L'Église du Verbe Incarné. On y trouve plus de vingt cinq citations, souvent longues, de Marie de l'Incarnation. C'était une amie qu'il a fréquentée assidument, comme d'ailleurs sainte Thérèse d'Avila, avec la curiosité du cœur. Permettez-moi cette anecdote que j'ai entendue de sa bouche. Le cardinal a été en pèlerinage à Avila et il a sonné au carmel. Il a demandé à la sœur de la porterie, sans dire qui il était : « Puis-je entrer dans la cellule de sainte Thérèse ? - Non, monsieur l'abbé, elle est en clôture et seuls peuvent entrer en clôture l'évêque de ce diocèse et les cardinaux – Ah, répondit-il, cela tombe bien, je suis cardinal ... » Il put entrer et voir de prêt la cellule de la sainte.

            Quel regard le cardinal Journet portait-il sur Marie de l'Incarnation ? Avant tout le regard intime, intérieur, émerveillé qui naît d'une communion d'âme. Cette communion naissait d'une rencontre dans le mystère de l'Église.

            De l'Église, ils recevaient tous les deux :

            - La foi vivante :

[C'est] une consolation indicible à l'âme […] lorsqu'elle sait que tout ce qui s'est passé en elle est dans la foi de l'Église de qui elle tient son souverain bonheur d'être fille, elle possède une grande paix[2].

            - Une charité ardente :

Un amour toujours plus grand pour tout ce qui se fait et pratique dans l'Église de Dieu, en laquelle l'on ne voit que pureté et sainteté ; une entière pente à se laisser conduire et à soumettre son jugement à ceux qui tiennent la place de Dieu[3].

            - L'esprit apostolique qui jaillit de la source de la vie mystique. Le cardinal Journet a fait sienne cette courte prière de l'Ursuline missionnaire : « Je postule pour les intérêts de mon Époux[4] ».

            Évoquant l'activité dynamique de la bienheureuse, Journet conclue «  « Elle fera toutes ces choses comme en somnambule de l'amour[5] ».

 

Dom Jean-Philippe Lemaire, osb

 


[1] Charles Journet, « Trois filles de Dieu », Nova et Vetera, t. 47, 1972, p. 188-213, ici p. 207-213.

[2] Dom Albert Jamet, Marie de l'Incarnation. Écrits spirituels et historiques, Paris/Québec, Desclée-De Brouwer et Cie/L'Action Sociale, T. II, 1930, p. 238 ; cité par Charles Journet, dans L'Église du Verbe Incarné, Éditions Saint-Augustin, T. V : Compléments et inédits, 2005, p. 173, note 196.

[3] Idid., p. 466 ; Ibid., p. 268.

[4] Idid., p. 311 ; Ibid., p. 590.

[5] Marie de l'Incarnation. Correspondance, éd. Dom Guy Oury, Solesmes, Éditions de Solesmes, 1971, Préface du Cardinal Charles Journet, p. VI.

De Dom Claude Martin aux Bénédictins de Solesmes : l'édition des écrits de Marie de l'Incarnation - par Dom Thierry Barbeau

De Dom Claude Martin aux Bénédictins de Solesmes : l'édition des écrits de Marie de l'Incarnation.

Étude du contexte

Dom Thierry Barbeau, osb, Solesmes

 

           Deux siècles et demi après les éditions procurées par le fils, Dom Claude Martin, les bénédictins de Solesmes, ses héritiers, se lancèrent dans la publication des œuvres de Marie de l'Incarnation. Le travail réalisé par cette « généalogie de chercheurs[1] », - à laquelle il faut associer aussi les noms de François-Pierre Richaudeau et de Eugène-Charles Griselle -, est bien connu pour avoir donné aux universitaires et aux amis de Marie une série d'éditions remarquables. Nul n'est besoin de revenir sur la composition de ce corpus[2].

         Mais quelles furent les motivations qui conduisirent Dom Claude, puis les moines de Solesmes à publier les écrits de Marie ? Dans quel cadre s'inscrivirent ces entreprises éditoriales ? Quelle fut la portée de ces éditions ? Enfin quelles ont été les vraies raisons, au-delà des évidences peut-être trompeuses, de la reprise par Solesmes de ce vaste chantier d'édition ? C'est sur ce questionnement qui fait peut-être l'objet d'une moindre attention de la part des chercheurs, celui du contexte, de l'arrière-plan essentiellement religieux, des éditions de l'œuvre de Marie de l'Incarnation, que nous voudrions ici nous arrêter.

         Ce questionnement est aussi celui du regard que posaient sur Marie de l'Incarnation ses éditeurs bénédictins, sur cette « fille de Dieu » qui n'appartient pas en propre à leur tradition et dont l'expérience mystique demeure « inclassable[3] », entre la mystique de l'intériorité, la mystique de la conformation au Christ, et la mystique apostolique.

L'œuvre d'édition de Dom Claude Martin

         Il n'est peut-être pas inutile, au moins pour mémoire, de donner d'abord la liste des écrits de Marie Guyart recueillis et édités par son fils Dom Claude Martin. Dom René-Prosper Tassin, dans son Histoire littéraire de la Congrégation de Saint-Maur (1770), en a dressé le premier la nomenclature[4]. Cette dernière doit être quelque peu corrigée et précisée.

-       La Vie de la vénérable Mère Marie de l'Incarnation, première supérieure des Ursulines de la Nouvelle France. Tirée de ses Lettres et de ses Écrits, Paris, Louis Billaine, 1677, un vol. in-4° de 34 [non paginées], 757 et 6 [non paginées] p.

-       Lettres de la vénérable Mère Marie de l'Incarnation, première supérieure des Ursuline de la Nouvelle France, divisées en deux parties, Paris, Louis Billaine, 1681, un vol. in-4° de 675 p.

-       Retraites de la vénérable Mère Marie de l'Incarnation, religieuse ursuline. Avec une Exposition succincte du Cantique des cantiques, Paris, Veuve louis Billaine, 1682, un vol. in-12° de 35 [non paginées] et 248 p.

-       L'École sainte ou Explication familière des Mystères de la Foi. Pour toutes sortes de personnes qui sont obligées d'enseigner la Doctrine chrétienne. Par la Vénérable Mère Marie de l'Incarnation, Religieuse Ursuline, Paris, jean-Baptiste Coignard, 1684, un vol. in-12 de 32 [non paginées] et 562 p.

         La décision que prit Dom Claude Martin[5] d'écrire la Vie de sa mère suivit de très peu l'annonce de sa mort survenue à Québec le 30 avril 1672, puisque la première approbation des censeurs date du 2 décembre 1675. L'« achevé d'imprimer » est daté du 15 octobre 1676 et l'ouvrage est paru soit à la fin de l'année 1676 soit au début de l'année suivante. À vrai dire, La Vie de la vénérable Marie de l'Incarnation avait été préparée de longue date, du vivant même de l'ursuline. Quels furent les motifs qui poussèrent Dom Claude à entreprendre ce travail d'édition qui devait l'occuper douze ans ? Et comment les supérieurs de la congrégation de Saint-Maur ont-ils pu donner l'autorisation de publier les écrits de Marie, quand on sait combien ils se montraient chatouilleux en matière d'édition ? D'autant que certains des confrères de Dom Claude s'y montrèrent hostiles. C'est là une question à laquelle il n'est pas aisé de répondre. Conformément aux Déclarations de Saint-Maur, le manuscrit de la Vie avait du être soumis, en plus des censeurs habituels, à l'examen du supérieur général et de son conseil. Le texte normatif est formel :

Qu'aucun ne puisse faire imprimer ou publier ses écrits, ou ceux d'autrui ; ni livres composés par soi-même, ou par d'autres, ni faire graver, ni autrement donner au public choses, qu'il aura inventées, sans permission expresse par écrit du chapitre général ou [à défaut du chapitre qui ne se réunissait que tous les trois ans] du R. P. Supérieur général[6].

         La personnalité de Dom Claude Martin, sa position de premier plan au sein de sa congrégation, auront vraisemblablement joué en sa faveur. C'était déjà un homme d'autorité, un théologien de la vie spirituelle, reconnu comme tel. Rappelons très brièvement son parcours. Dom Claude fit profession le 3 février 1642 à l'abbaye de la Trinité de Vendôme, à l'âge de 22 ans. En 1651, soit moins de dix ans plus tard, il y retournait pour exercer la charge de sous-prieur. À 32 ans, c'était sa première expérience de supérieur ; responsabilité qu'il remplira encore quelques mois avant sa mort à Marmoutier le 9 août 1696. Alors qu'il travaille à l'édition de la Vie et des écrits de sa mère, il est à Paris, à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, au côté du supérieur général en qualité d'assistant, de 1668 à 1675, puis à Saint-Denis-en-France, comme prieur, de 1675 à 1681, et de nouveau assistant, de 1681 à 1690. Si Dom Claude Martin possédait les qualités nécessaires à un homme de gouvernement, il passait surtout pour un excellent directeur spirituel et était considéré à Saint-Maur comme expert dans le domaine de la formation et des études.

         La Vie semble avoir été composée à l'invitation des ursulines « Canadoises » et de celles de Tours ; du moins pressèrent-elles Dom Claude d'achever son travail, d'après ce que ce dernier écrit le 29 mars 1678 à la supérieure des ursulines de Québec, Mère Marguerite (de Flecelles) de Saint-Athanase :

Vous me consolez beaucoup de me dire que toutes vos bonnes Mères sont satisfaites de mon petit ouvrage et qu'il y a lieu d'espérer qu'il fera à l'avenir quelque fruit dans vostre communauté. J'ay encore bien de la joye qu'il aye dans vostre nouvelle france la mesme approbation que dans l'ancienne, vous avez bien raison de dire que Dieu a conduit ma plume, Je le reconnois tous les jours de plus en plus, et de là vous inférez justement que c'est à luy qu'il faut rendre la gloire et l'honneur. Je la lui rends de tout mon cœur, avouant que je suis un instrument inutile dont il s'est servy pour faire quelque chose à sa gloire et à l'Utilité du public. Ceux qui vous ont dit qu'il y a des redites ont raison. Je l'ay bien remarqué moy-mesme, et je croy vous avoir mandé que pour rendre l'ouvrage parfait, il falloit encore y travailler une année entière, mais l'empressement de vos bonnes sœurs Canadoises et de celles de Tours m'a obligé de le finir et de le laisser dans un estat passable. Si l'on fait une seconde édition on pourra retrancher la répétition et quelques fautes que nous aurions remarquées[7].

         La Vie rencontra un vif succès, certes très limité, mais réel. C'est ce succès qui détermina Dom Claude à préparer une édition de la correspondance de sa mère, projetée déjà lors de la parution de la Vie et dont la Préface se fait l'écho : « Des Fragments de ses lettres qu'on trouvera souvent rapportées par forme d'addition ou d'éclaircissement, l'on pourra juger de l'esprit qu'elles contiennent ; ce qui me porte d'en disposer deux livres pour donner au public, dont le premier sera de ses Lettres spirituelles, dans lesquelles outre qu'on verra un second tableau de sa vie, on y trouvera encore des instructions admirables et toutes divines pour la vie spirituelle […] L'autre sera de lettres historiques[8] ». Cette nouvelle publication, au regard de la proximité même des événements – de nombreux correspondants de l'ursuline étaient encore en vie – était une entreprise audacieuse. Mais Dom Claude voulait faire connaître plus complètement la physionomie spirituelle de sa mère, donner « un second tableau de sa vie », selon sa propre expression.

         L'édition des Retraites de Marie de l'Incarnation était un travail auquel Dom Claude Martin songeait aussi depuis longtemps. Dans la Préface à la Vie toujours, il écrivait en effet : « je pourrai encore tirer quelque chose des sentiments qui lui sont restés dans le cœur et qu'elle nous a laissés par écrit après deux retraites de dix jours : ils sont remplis d'une onction si divine qu'outre le secours que j'en tirerai pour cet ouvrage [la Vie], je pourrai un jour en faire part au public[9] ».

         Les Retraites appartiennent à la littérature de méditation très en vogue à l'époque. Dom Claude Martin avait lui-même publié des Méditations chrétiennes pour les dimanches, les féries et les principales fêtes de l'année (Paris, 1669, 2 vol. in-4°) ; une Conduite pour la retraite du mois, à l'usage des religieux de la Congrégation de Saint-Maur (Paris, 1670, in-12°) et une Pratique de la Règle de saint Benoît (Paris, 1674, in-12°), composée à l'intention des novices.

         Dans sa courte mais substantielle Préface aux Retraites, Dom Claude prend la défense de l'oraison de quiétude et de la passivité en général, dont l'expérience peut être vécue en dehors même des états proprement mystiques et à l'intérieur de la contemplation « commune ». En effet, la publication des Retraites se rattache surtout au différend que le mauriste eut avec son ami Pierre Nicole, lors duquel il se fit l'interprète de la tradition de l'Église en faveur de la prière contemplative[10]. Dispute amicale qui eut lieu à l'intérieur de la controverse quiétiste, en marge de la grande querelle entre Bossuet et et Fénelon.

         Pierre Nicole faisait paraître en 1679 un Traité de l'oraison qui, de la prière, ne connaissait pratiquement que l'oraison méthodique ou la simple méditation. Le théologien jetait le discrédit sur les états ou manifestations de l'oraison passive, entre autres sur l'oraison de quiétude, que l'on désignait, à la suite de François Malaval notamment, par la métaphore de « simple regard ». Cet état d'oraison, que Dom Claude Martin nomme aussi parfois « oraison de simple regard », est pour lui, comme il l'était déjà pour sa mère, la prière parfaite qu'il identifie avec l'acte de la contemplation. Dom Claude projetait de répondre à Nicole par un Traité de la contemplation qu'il n'eut malheureusement jamais le temps de composer. L'édition des Retraites de Marie de l'Incarnation, la Préface de l'éditeur aussi, étaient déjà une réponse indirecte au Traité de Nicole, et à laquelle celui-ci ne fut pas insensible comme il avait également apprécié la Vie dont il conseillait même la lecture à ses dirigés.

         Dom Claude, en publiant les Retraites de sa mère, souhaitait mettre la prière contemplative à la portée d'un maximum de personnes. La lecture des Méditations de Marie n'a d'autre but que « de rendre l'oraison parfaite autant qu'elle le peut être dans l'ordre commun ». Il écrit encore :

Il y a peu de personnes spirituelles, et même peu de chrétiens, pourvu qu’ils vivent dans l’ordre et dans la grâce de Dieu, qui n’aient quelque expérience de cette sorte d’oraison […] : mais tous ne goûtent pas également le don de Dieu. […] On ne peut attribuer la cause de cette différence qu’à la volonté de Dieu, qui distribue ses dons et ses grâces comme il lui plaît. Pour l’ordinaire néanmoins cette grâce se donne selon la mesure de la charité et de la ferveur d’esprit, qui emporte l’âme sitôt qu’elle voit l’objet qu’elle désire. […] Que ce n’est autre chose que la grâce actuelle, mais avec un renforcement de lumières dans l’entendement, et d’attraits dans la volonté[11].

         L'édition des Retraites, ainsi que celles de la Vie et des Lettres, répondait donc à la position de Dom Claude Martin en faveur de la prière contemplative, de l'oraison de quiétude dans la liberté du cœur et de l'esprit. C'est avant tout pour illustrer cette tradition de la prière, bien située dans la grande lignée du mysticisme français, que Dom Claude aurait donc entrepris le travail d'édition des écrits de sa mère. Les protagonistes de la querelle quiétiste ne s'y sont d'ailleurs pas trompés. Aussi bien Fénelon que Bossuet, mais aussi Mme Guyon[12], n'ont pas manqué de s'appuyer sur La Vie de la vénérable Marie de l'Incarnation pour élaborer leurs positions opposées.

         Au reste, la congrégation de Saint-Maur elle-même n'était pas restée étrangère au mysticisme. Ce courant y est représenté à travers d'autres auteurs, comme Dom François Lamy[13] qui s'opposa à Malebranche sur la question du pur amour, Dom Robert Morel et le janséniste Dom Gabriel Gerberon[14] qui prit la défense de Fénelon, pour ne citer que les plus connus.

         L'édition de L'École sainte ou Explication familière des Mystères de la foi répond à un véritable souci pastoral en faveur de la transmission de la foi, auquel Dom Claude Martin mais aussi les mauristes en général furent particulièrement sensibles : prédication, enseignement du catéchisme et même organisation de missions dans le ressort de leur juridiction.

         L'École sainte est presque autant l'œuvre de Dom Claude que de Marie de l'Incaranation. L'éditeur n'écrit-il pas lui même : « Celle qui l'a composé […] n'a eu dessein de travailler que pour de jeunes Religieuses et pour des personnes simples qu'on lui avait données à instruire ». Il s'agit de l'enseignement que Marie avait dispensé aux jeunes sœurs du noviciat à Tours en 1634-1635. « J'ai fait en sorte néanmoins qu'en retranchant de certaine choses et y en ajoutant d'autres, poursuit-il, l'Ouvrage peut servir à toutes sortes de personnes[15] ». Car l'intention de Dom Claude était d'élargir le plus possible le lectorat auquel il destinait le manuel : curés, maîtres d'école, pères de famille, ces derniers désireux « d'en faire lire au moins tous les Dimanches un Chapitre à ceux de leur famille assemblés pour cet effet[16] ».

         Dans son Dictionnaire historique, Moréri, reprenant à son compte le jugement du jésuite Pierre François Xavier de Charlevoix, considérait L'École sainte comme l'« un des meilleurs catéchismes que les catholiques romains aient en français[17] ». La diffusion de l'ouvrage, malgré ses indéniables qualités, semble avoir été limitée. Il arrivait à une époque où déjà s'étaient multipliés les catéchismes diocésains ou privés. Il aurait cependant été réédité en 1691.

         Quelle fut l'importance de la diffusion des éditions des écrits de Marie de l'Incarnation réalisées par son fils, Dom Claude Martin ? Elle fut limitée à un cercle relativement restreint. Pour écouler les exemplaires qui leur restaient, le premier éditeur, Louis Billaine, ou les libraires successifs chargés de la vente des ouvrages, ont réimprimé la page de titre avec un nouveau millésime, sans que cela n'ait constitué à proprement parler une nouvelle édition, ni même correspondu à un nouveau tirage. La pratique était alors courante chez les libraires. Ainsi la Vie se vend à Paris chez Pierre De Bats en 1684, puis se retrouve chez Warin, toujours à Paris, avec le millésime de1696, mais l'achevé d'imprimer porte toujours la date du 15 octobre 1676. Les Lettres aurait compté deux éditions fictives, l'une chez Warin en 1684, l'autre chez Jouvenel en 1696.

         Les contemporains ont accueilli favorablement les ouvrages de Dom Martin. Dom Edmond Martène, dans La Vie du vénérable Père Dom Claude Martin (1697), écrit : « [La Vie] a été à couvert de la plus sévère critique : j'en ai entendu faire l'éloge à Monsieur Nicole, dont le témoignage ne peut être suspect en matière d'oraisons et de voies extraordinaires ; et il en faisait tant d'estime, qu'il en conseillait la lecture à la plupart des personnes dont il avait la direction. L'on peut voir les louanges que lui donnent les Docteurs, qui l'ont approuvée, que je ne répète point ici : mais je ne puis me dispenser de rapporter le témoignage et l'approbation de Monsieur l'Évêque de Québec [François de Laval][18] ». « Cette Vie a fait un fruit merveilleux et a été estimée de toutes les personnes de piété, écrit ailleurs Dom Martène, et des gens fort savants l'ont élevée au-dessus des œuvres de sainte Thérèse[19]. » Et Dom Martène de citer Bossuet.

         En publiant la Vie de sa mère, Dom Claude ne souhaitait nullement « entrer dans des matières de controverses spirituelles[20] ». Aussi l'ouvrage ne suscita-t-il pas la polémique. C'est de nombreuses années après sa parution qu'il fut utilisé par les principaux acteurs de la querelle quiétiste que nous avons déjà évoqués. Bossuet ne découvrit La Vie de la vénérable Marie de l'Incarnation qu'en 1695, lorsque Mme Cornuau, qui lui en avait adressé des extraits, la lui fit connaître[21]. Dans son Instruction sur les états d'oraison, publiée deux ans plus tard, en 1697, Bossuet ne manque pas d'appeler à la rescousse la « mère Marie de l'Incarnation Ursuline, qu'on appelle la Thérèse de nos jours et du nouveau monde », sans oublier le « vénérable et savant Religieux, fils de cette sainte veuve, plus encore selon l'esprit que selon la chair, et qui en a écrit la vie, approuvée pas nos plus célèbres docteurs[22] ». Parmi ces derniers, se trouve Edme Pirot, docteur de Sorbonne, ami très dévoué de l'évêque de Meaux. Marie de l'Incarnation est aux yeux de ce dernier une autorité indiscutée ; C'est ce qui paraît encore en 1700 dans ses réponses à un questionnaire qui lui avait adressé Mme de la Maisonfort sur quelques difficultés tirées de son Instruction sur les états d'oraison[23].

         Quant à Fénelon, il compulsa la Vie dont il ne fit pas moins de 133 extraits, repartis dans ses dossiers, conservés aujourd'hui à Paris, à la Bibliothèque du séminaire de Saint-Sulpice[24]. Dans une lettre inachevée et non expédiée , écrite peut-être en juin 1698, où Fénelon répliquait à Bossuet au sujet du sacrifice absolu du salut en s'appuyant constamment sur la Vie, il fustigeait l'évêque de Meaux : « Vous rapportez comme une chose digne d'approbation qu'on a nommé cette sainte veuve la Thérèse de nos jours et du nouveau monde ; vous assurez que l'histoire de sa vie faite par un auteur que vous nommez un vénérable et savant religieux, est approuvée par nos plus célèbres docteurs. […] C'est vous en rendre bien clairement responsable vous-même. Il ne nous reste donc plus qu'à écouter la Thérèse de nos jours et du nouveau monde et son historien, avec qui vous et M. Pirot vous êtes rendus solidaires[25] ».

         Cependant, Dom Claude Martin, réaliste, écrivait déjà le 25 avril 1696 au jésuite François de Crespieul, missionnaire au canada :

Comme nos Français aiment les modes et les nouveautés, les livres ont eu d'abord un grand effet, et bien des personnes y ont trouvé de grands secours pour leur sanctification ; mais enfin il semble que la mode s'en passe, au moins en ces quartiers : mais quoi qu'il en soit, il me suffit que Dieu en a tiré sa gloire, et le prochain le fruit que la providence en avait déterminé. Il y a fort longtemps que j'ai formé le dessein de faire un abbrégé de la vie, car pour le premier original, il devait être dans toute son étendue, mais les emplois, les affaires, les infirmités et d'autres petits desseins qui sont venus à la traverse, m'ont mis dans l'impuissance d'y travailler, et aujourd'hui je ne sais qu'en espérer, mon âge ne me laissant quasi plus de forces ni de corps ni d'esprit que pour penser au voyage de l'éternité[26].

         Le projet de Dom Claude devait être réalisé au siècle suivant par Pierre de Charlevoix qui publia à Paris, en 1724, en un volume in-8°, La Vie de la Mère Marie de l'Incarnation, institutrice et première supérieure des Ursulines de la Nouvelle France. La biographie du jésuite devait supplanter longtemps celle du bénédictin.

         La Préface de Charlevoix à sa Vie de Marie est révélatrice de la distance prise alors avec l'expérience mystique. L'auteur semble s'excuser d'avoir livré au public la biographie d'une mystique :

Plusieurs s'étonneront sans doute, que l'on ait jamais pu penser à écrire une vie où il entre si peu de ce qu'on cherche en lisant ces sortes d'ouvrages ; car il faut avouer que ces matières spirituelles, et surtout les sublimes voies de l'esprit, ne sont plus guère aujourd'hui de saison. Le seul nom de mysticité effarouche jusqu'à ceux même qui se piquent le plus d'une piété solide : mais je demanderais volontiers si la source de ces grâces purement gratuites dont les ouvrages des Pères, et les historiens des premiers siècles nous fournissent tant d'exemples, est absolument tarie ? Depuis quand parler d'opérations mystiques, de voix intérieures, d'effusions divines dans une âme innocente et fidèle, c'est parler dans l'Église un langage étranger, pour ne rien dire de plus[27].

         La vie intérieure de Marie de l'Incarnation est donnée comme un modèle d'édification, plus comme le « témoignage de la libéralité de Dieu[28] » que comme une expérience mystique présentée pour elle-même. La Préface du Père de Charlevoix traduit parfaitement le glissement qui s'est alors produit d'un mystiquement « dogmatique » ou « métaphysique » à une mystique assurément plus « morale ».

         Les éditions procurées par Dom Claude subirent le contrecoup de la querelle quiétiste. La condamnation du quiétisme en 1699, en s'en prenant à la fausse mystique, atteignit la vraie, et pour longtemps plongea dans l'oubli Marie et ses écrits.

         Une dernière question peut être posée sur les éditions de Dom Claude Martin. Quel écho rencontrèrent-elles au sein même de la congrégation de Saint-Maur, auprès des confrères bénédictins du fils de Marie de l'Incarnation ? Dom Claude destinait la Vie, non seulement aux ursulines, mais aussi aux bénédictins, puisque le libraire insérait à la fin de l'ouvrage, par manière d'annonce publicitaire, une liste de « Livres Français de dévotion à l'usage de l'Ordre[29] ». Dom Jean Mabillon mentionne la Vie et les Lettres dans le « Catalogue des meilleurs livres avec les meilleures éditions, pour composer une Bibliothèque ecclésiastique », imprimé à la fin de son Traité des études monastiques (1691)[30]. Aussi les catalogues des bibliothèques des monastères révèlent la présence des éditions de Dom Claude, comme à Saint-Denis[31], à Bonne-Nouvelle d'Orléans[32], à Saint-Basle[33], dans la Marne, ou encore à Saint-Vincent du Mans[34].

         Les mauristes devaient être, avec les ursulines, les premiers bénéficiaires de l'entreprise éditoriale de Dom Claude Martin. Dans La Vie des Justes, suite de notices biographiques des membres de la congrégation de Saint-Maur, Dom Martène cite l'exemple de Dom Louis Trochon qui avait désapprouvé la publication de la Vie, mais qui ayant un jour ouvert l'ouvrage par distraction, n'avait maintenant pas de « plus grande consolation que le relire[35] ». Un autre indice de la lecture des écrits de Marie par les mauristes est un manuscrit en provenance de l'abbaye Saint-Corneille de Compiègne qui contient une retranscription « Des divers degrés d'oraison, tirés de la vie de la Mère de l'Incaranation, Ursuline[36] ».

         Rien ne montre mieux l'intérêt spirituel que pouvait susciter la lecture des écrits de Marie de l'Incarnation auprès des bénédictins de Saint-Maur que cette lettre que Dom Claude Martin adressait à l'un de ses confrères, Dom Antoine Texandier, moine de Saint-Jean-d'Angely :

La Mère de l'Incarnation vous est bien obligée et moy aussy de l'estime que vous faites de sa vertu et de ses ouvrages : outre sa vie et ses lettres, il n'y a rien d'imprimé d'elle que le livre de ses retraites et celuy de son catéchisme qui porte le titre d'Ecole Sainte. Je ne vous les envoye pas parce que D. Jean Alamargot m'a assuré qu'ils sont en vôtre monastere, ou le R. P. Prieur ne seroit peut être pas bien aise qu'on les multipliât. Pour les lettres que vous me demandez je ne les ay plus. Après l'edition du livre j'etois sur le point de les faire bruler, dans la pensée qu'avec le temps on les jetteroit parmy les vieux papiers ; mais les Ursulines de Tours me les ont demandées ; je les leur ay toutes envoyées : elles les gardent dans leurs archives.

Pour ce qui vous regarde je ne vois pas que vous ayez rien a faire en l'oraison sinon a vous laisser aller au gré de la grace du S. Esprit, et s'il vous attire par l'oraison du Respir ou du Soupir telle que vous le marquez vous ne devez pas en chercher une autre. Elle est courte, elle est pure, elle est fervente, elle est animée, parce que c'est proprement l'oraison du coeur ou l'entendement et l'imagination ont peu de part. Ainsy quelqu'egarement ou ces deux puissances se laissent aller pourveu qu'il ne soit pas volontaire et qu'il ne vienne pas de negligence il ne prejudicie point a cette oraison qui parmy toutes les distractions tient toujours le coeur pointé du côté de Dieu comme vous pouvez l'experimenter quand vous revenez de vos distractions[37].

Le travail de réédition des bénédictins de Solesmes

         Deux siècles et demi après Dom Claude Martin, le travail d'édition des écrits de Marie de l'Incarnation devait être repris à Solesmes par Dom Albert Jamet qui faisait paraître en 1929 et 1930 les deux premiers volumes des Écrits spirituels et historiques de l'ursuline de Tours et de la fondatrice des ursulines de la Nouvelle France.

         Le travail de Dom Jamet s'inscrit plus largement dans le contexte du renouveau du monachisme bénédictin opéré en France aux XIXe et XXe siècle, lequel entendait redonner toute sa place à la tradition spirituelle et mystique de L'Église, pour laquelle Dom Prosper Guéranger, le restaurateur de Solesmes en 1833/1837, portait un intérêt particulier. Dom Jamet aura lui-même des continuateurs.

         C'est cette large attention portée à la tradition et aux auteurs mystiques, par laquelle s'explique pour l'essentiel l'œuvre de Dom Jamet, qu'il convient de présenter tout d'abord. En effet, bien qu'héritiers des bénédictins de Saint-Maur – héritage ambigu, reçu dans des perspectives nouvelles – rien objectivement n'obligeait cependant les moines de Solesmes à prendre le relais de Dom Claude dans l'entreprise d'édition des écrits de sa mère.

         Dom Guéranger et l'étude de la théologie mystique

         Dom Guéranger portait un vif intérêt à Marie de l'Incarnation, comme en témoigne l'une de ses lettres de 1873 : « J'ai cherché la Vie de Marie de l'Incarnation, pendant plus de trente ans, et ce n'est qu'après ce long espace de temps que j'ai pu la trouver. C'est alors que j'ai pu comparer son style à celui de Dom Claude Martin et me convaincre que, même comme écrivain, la mère est supérieure au fils[38] ». Dès la parution, en 1873, de la biographie de Marie de l'Incarnation écrite par l'abbé François-Pierre Richaudeau, Dom Guéranger la fit lire au réfectoire, aussi bien à l'abbaye Saint-Pierre qu'à l'abbaye Sainte-Cécile[39].

         L'abbé de Solesmes n'appréciait guère la propre production de Dom Claude, qu'il s'agisse de la Conduite pour la retraite du mois ou de la Pratique de la Règle de saint Benoît, comme le montrent ces propos recueillis le 21 avril 1862, lors d'une de ses conversations familières : « Je relis dans ce moment-ci pour les corrections le Speculum monachorum de Louis de Blois. C'est déjà bien loin de s[aint] Benoît. […] Et cependant quelle piété, quelle onction, quel amour de Dieu ! Le St Abbé parle plusieurs fois de l'Église, il recommande de prier pour elle, et c'est le caractère de l'Esprit de Dieu. La vie monastique est une effroyable tentation d'orgueil sans la soumission à l'Église, et sans l'amour de l'Église. Aussi quelle immense distance entre Louis de Blois et D[om] Claude Martin ? Que voulez-vous tirer des exercices de celui-ci ?[40] »

         Dom Guéranger souhaitait que ses moines s'affranchissent des méthodes d'oraison issues de la Devotio moderna et retournent à la source « naturelle » de la prière qu'est la liturgie, célébration du mystère du Verbe incarné, mystère dont il avait fait le fondement de sa spiritualité. À cet égard, il nourrissait un certain nombre de préjugés à l'égard des auteurs modernes dont les écrits pourtant appartiennent à d'authentiques traditions spirituelles, comme Dom Augustin Baker, bénédictin anglais du XVIIe siècle. Il leur préférait Louis de Blois et surtout sainte Gertrude d'Helfta, dont il inséra les œuvres dans son manuel de spiritualité bénédictine, l'Enchiridion benedictinum, publié en 1862. Dans la Préface à sa traduction française des Exercices de saint Gertrude, publiée en 1863, Dom Guéranger disait sa préférence pour « cette forme de spiritualité qui ménage la liberté d’esprit, et produit dans les âmes, sans méthode rigoureuse, les dispositions dont les méthodes modernes n’ont pas toujours le secret. […] Quiconque en fera l’expérience, s’il a pratiqué les auteurs plus récents sur l’ascèse et la mystique, ne tardera pas à sentir cette saveur si différente, cette autorité douce qui ne s’impose pas, mais qui entraîne. Là, rien de cette habileté, de cette stratégie, de cette analyse savante que l’on rencontre ailleurs. […] moins de philosophie, moins de psychologie[41]. » C'est bien la trop grande place, à ses yeux, accordée à l'oraison méthodique au détriment de la spontanéité de l'union de l'âme à Dieu, l'amenuisement, si ce n'est la disparition entière du milieu liturgique essentiel et partant d'une certaine « spiritualité de l'Église », que Dom Guéranger reprochait aux auteurs modernes et à Dom Claude Martin en particulier. Le jugement qu'il portait sur ce dernier est assurément partial. On ne peut le lui reprocher. Il ne connaissait pas, et pour cause, les œuvres du mauriste demeurées manuscrites, comme ses Conférences et son Traité de la contemplation.

         Marie de l'Incarnation, par l'autorité dont l'avait revêtu un Bossuet certainement, mais plus encore par son équilibre, sa sûreté théologique et sa spiritualité christique et trinitaire - la place centrale du mystère du Verbis incarnatio dans son expérience mystique -, impressionnait de toute évidence l'abbé de Solesmes.

         D'ailleurs, Dom Guéranger ne se désintéressait pas de la mystique. Au contraire, il souhaitait que l'Église de son temps reprenne possession des multiples composantes de sa riche Tradition, parmi lesquelles l'expérience mystique des saints. Aussi encourageait-il ses moines à l'étudier. Les Constitutions de 1837 invitent ces derniers à se livrer, les jours fériés, à l'étude de « l'Écriture sainte, de la liturgie ecclésiastique, de l'histoire des saints, ou encore de la théologie ascétique et mystique[42] », pour un profit non seulement intellectuel mais surtout spirituel. Dom Guéranger donna à sa communauté plusieurs conférences sur la théologie mystique et la question du quiétisme[43]. Il devait encourager Dom Louis Paquelin dans ses recherches et ses publications sur sainte Gertrude, sainte Mechtilde de Magdebourg et la « théologie germanique ». Lui-même devait se pencher sur Maria d'Agréda et donner pas moins de vingt-huit articles sur La Cité mystique de Dieu dans le journal L'Univers, de la fin mai 1858 au début novembre 1859. Catherine Emmerich retint également son attention.

         Le travail de Dom Jamet s'inscrit, de manière lointaine mais non moins certaine, dans cette perspective largement ouverte par Dom Guéranger, celle d'une redécouverte de la tradition mystique de l'Église, à une époque où la lecture des mystiques et l'étude de la théologie mystique n'allaient pas de soi.

         Le grand œuvre de Dom Jamet

         Albert Jamet est tourangeau. Il naquit à Vernou, le 6 février 1883[44]. Après des études primaires à l'école de la Maîtrise de la cathédrale de Tours, il entra au petit séminaire qui occupait les bâtiments de l'ancien couvent des Ursulines où Marie avait vécu, les locaux qui abritent aujourd'hui le Conservatoire national de Région. C'est alors qu'il fit la connaissance de Marie de l'Incarnation, grâce à l'un de ses professeurs, l'abbé Eugène J. Durand, qui avait l'habitude de conduire ses élèves dans le grand jardin, à l'Ermitage Saint-Joseph, où Marie aimait à se retirer dans la solitude pour prier[45]. Le professeur leur parlait alors de l'Ursuline. Après être passé au grand séminaire, Albert Jamet rejoignit, en 1905, la communauté de Solesmes, dans son exil à Appuldurcombe, sur l'île de Wight. Un très bon ami de séminaire, Olivier Savaton, le futur Dom Augustin, l'avait précédé de deux ans. Formé à la vie monastique par Dom Jean de Puiniet, son maître des novices, il faisait profession le 15 août 1907. Après son ordination presbytérale, le 24 juin 1909, à Quarr Abbey où la communauté de Solesmes s'était installée, au nord de l'île de Wight, il fut nommé zélateur des novices. L'année suivante, son abbé, Dom Paul Delatte, l'envoyait à l'abbaye Saint-Maurice et Saint-Maur de Clervaux, au Grand-Duché de Luxembourg, pour y exercer la même charge de zélateur. Mais dès février 1912, il était de retour à Quarr.

         C'est à ce moment-là, semble-t-il, que Dom Jamet reprit contact avec Marie de l'Incarnation. Il aperçut un jour dans la cellule de Dom Savaton, alors maître des novices, qu'il avait secondé comme zélateur et qui était son confesseur, les deux gros volumes de la correspondance éditée par l'abbé Richaudeau en 1876-1877, posés sur le bureau. Dom Jamet les ouvrit et les feuilleta. La conversation des deux tourangeaux se porta sur l'Ursuline. Dom Savaton dit son admiration profonde pour Marie. Il n'existait pas d'édition critique ; il serait bon d'y travailler. C'est alors que Dom Savaton aurait invité Dom Jamet à l'entreprendre. Dans sa biographie de Dom Delatte, Dom Savaton ajoute que ce dernier « encouragera aussi beaucoup et conseillera Dom Albert Jamet dans sa publication de la vie et des œuvres de la Vénérable Marie de l'Incarnation […], qui relate ses hautes expériences mystiques dans un style si magnifiquement ferme et lucide[46] ».

         Ce travail sur les écrits de Marie de l'Incarnation n'avait rien d'exceptionnel aux yeux des moines de Solesmes. Dom Guéranger avait ouvert la voie à l'étude de la spiritualité et de la théologie mystique. Solesmes, et plus largement la Congrégation de France, s'étaient lancés dans la réédition des auteurs spirituels, et tout particulièrement des mystiques. Parmi ces travaux de réédition contemporains ou quelque peu antérieurs à l'œuvre de Dom Jamet, il faut citer Dom Émile Assemaine, de l'abbaye Saint-Paul de Wisques, et ses recherches sur l'Imitation de Jésus-Christ ; la traduction française des œuvres de Louis de Blois et de Ruysbroek, entreprise à l'abbaye Saint-Paul d'Oosterhout, sous la direction de Dom Jean de Puniet ; la traduction française de la Scala perfectionis (Tours, 1923) de Walter Hilton par Dom Maurice Noetinger et Dom Ernest Bouvet ; Dom Noetinger donna aussi la traduction d'autres mystiques anglais du XVIe siècle : Le Nuage de l'Inconnaissance (Tours, 1925) et Le Feu de l'Amour (Tours, 1928) de Richard Rolle ; les traductions des Révélations (Tours, 1927) de Julienne de Norwich par Dom Gabriel Meunier, de l'abbaye Saint-Michel de Farnborough ; et enfin le remarquable travail d'édition des Secrets sentiers de l'Amour divin (Paris, 1932) de Constantin de Barbanson, réalisé par Dom Paul Ringeval, travail déjà préparé par Dom Noetinger.

         L'œuvre de Dom Jamet allait s'inscrir à l'intérieur de cette production dont le but était la redécouverte de la tradition mystique chrétienne. Cette large entreprise éditoriale était encouragée et souvent secondée par Dom Delatte lui-même. Ce dernier s'intéressait tout particulièrement à l'expérience mystique des saints, qu'il ne regardait pas comme quelque chose d'« extraordinaire, mais seulement comme trop rare », puisqu'il s'agit pour lui tout simplement du « développement complet des richesses surnaturelles de l'âme baptisée[47] ». À la suite de Dom Guéranger, mais aussi de Mère Cécile Bruyère avec son livre La Vie spirituelle et l'oraison (1887/1899), Dom Delatte a contribué grandement au renouveau à la fois théologique et spirituel, à la redécouverte notamment de la tradition mystique de l'Église, à la charnière des XIXe et XXe siècles. La réédition des œuvres de Marie de l'Incarnation par Dom Jamet y a participé pour une grande part. Elle appartient entièrement à cette redécouverte.

         Dom Jamet ne se lança pas tout de suite dans l'immense travail. Il se contenta dans un premier temps d'approfondir ses connaissances sur Marie, réunissant de nombreuses notes qui devaient lui servir par la suite. En outre, la charge de lecteur de théologie dogmatique qu'il exerça alors auprès des jeunes moines étudiants lui permit d'acquérir une remarquable compétence théologique qui devait aussi lui être d'un grand secours.

         Dom Jamet se mit vraiment à la tâche vers 1922. Le cardinal Charost, archevêque de Rennes, rendit un jour visite à la communauté de Solesmes qui venait de rentrer d'exil. Celui-ci était un grand admirateur de Marie de l'Incarnation qu'il regardait comme la « première mystique française ». Il dit au nouvel abbé de Solesmes, Dom Germain Cozien, qui avait succédé à Dom Delatte en 1921, que la préparation et la publication d'une édition critique de ses œuvres devait être entreprise à Solesmes[48]. Dom Jamet en reçut alors officiellement la responsabilité, avec le soutien constant de Dom Cozien. L'édition des écrits de Marie devait entièrement l'occuper, pratiquement jusqu'à la fin de sa vie.

         Après de très nombreuses recherches dans divers fonts d'archives tant en France qu'au Québec – où il fit, à Trois-Rivières, la découverte du fameux manuscrit de la Relation de 1654 -, Dom Jamet était enfin en mesure de sortir le premier tome des Écrits spirituels et historiques, réunissant la Relation autobiographique de 1633 avec ses compléments, quelques lettres ou fragments de lettres contemporaines, des Élévations et le court « Entretien spirituel sur l'Épouse des Cantiques », datant de la période tourangelle. Le tout était précédé d'une longue Introduction générale de près de cent pages.

         Le volume fut achevé d'imprimer en janvier 1929 sur les presses de Desclée de Brouwer, à Bruges, mais l'Avant-Propos porte la date du 30 avril 1928. « De longues tractations avaient précédé l'impression, écrit Dom Oury, car l'auteur avait fait en sorte que son travail fût l'édition officielle des Ursulines du Vieux monastère de Québec et celle des Ursulines de l'Union Romaine. Les deux maisons d'édition mentionnées sur la page de titre étaient Desclée de Brouwer à Paris et l'Action Sociale à Québec, mais il s'agissait en fait d'une édition à titre d'auteur, réalisée grâce à une souscription, de sorte que Dom Jamet garda le contrôle personnel de la fabrication du livre. Le copyright de Desclée de Brouwer n'est qu'une fiction[49]. »

         Dom Jamet voulut faire une œuvre belle et durable, qui soit un digne monument à la mémoire de Marie de l'Incarnation. Le moindre détail du premier volume, tiré à 2600 exemplaires, fut décidé par lui. Il choisit lui-même le papier et les caractères. Les dessins à la plume, les bandeaux, les lettres ornées et les culs de lampe, toutes illustrations exécutées pour l'ouvrage, ont été réalisés par Dom François Cocheril[50], un jeune moine artiste de Solesmes. Cette édition de luxe - rare à l'époque pour un auteur spirituel - est un véritable chef-d'œuvre de typographie. Les volumes suivants allaient faire l'objet du même soin.

         Le tome deuxième des Écrits spirituels et historiques, prêt dès le printemps 1929, fut achevé d'imprimer en décembre de la même année et parut en janvier avec le millésime de 1930. Il contient les Relations d'oraisons des retraites que Marie de l'Incarnation avait faites au cours des années 1634-1636, puis la Relation de 1654 avec ses Éclaircissements.

         Les deux premiers volumes furent bien accueillis par la critique[51], notamment par Henri Bremond qui en félicita l'auteur. Dom Jamet avait bénéficié de l'expérience des rééditions, déjà achevées ou encore en cours, des écrivains spirituels, comme la grande édition d'Annecy des Œuvres de Saint François de Sales (1892-1932), dont la présentation est assez proche de celle des écrits de Marie.

         Dans l'Introduction générale, Dom Jamet exposait le plan d'ensemble de son travail de publication :

À nous en tenir aux documents que nous possédons déjà et aux quelques pièces qui sont venues dernièrement s'y ajouter, la réédition des oeuvres de Marie de l'Incarnation comprendra six volumes de textes.

Les écrits de la Vénérable Ursuline se partagent d'eux-mêmes en trois catégories : a) les écrits spirituels proprement dits, autobiographies, relations de conscience... etc., - b) les lettres, presque toutes adressées de Québec en France ; - c) un manuel de pédagogie religieuse, recueil d'instructions sur la doctrine chrétienne. Des six volumes de la présente réédition, deux seront réservés au premier groupe, trois au second et un au troisième[52].

         C'est à Québec même que Dom Jamet termina la préparation du premier volume de la correspondance – le tome troisième des Écrits spirituels et historiques -, achevé en juin 1934 et publié en janvier de l'année suivante. Ce volume de Lettres couvre les années 1635-1644. Il faudra ensuite attendre l'automne 1938 pour que soit achevé le deuxième volume de la correspondance, des années 1644-1652. Ce tome quatrième parut en avril 1939. Il restait vingt années de correspondance à publier et au lieu des trois volumes de Lettres prévus, il en faudrait au moins quatre. Mais le travail s'arrêta là. Les cinquième et sixième tomes du projet initial ne furent pas pareillement publiés, pas plus qu'un septième, consacré à une « vie nouvelle de Marie de l'Incarnation ».

         Pour mener à bien son travail d'édition, Dom Jamet avait accompli plusieurs séjours plus ou moins prolongés au Canada. Il avait fini par demander à son abbé de se fixer pour un temps à Québec où il était arrivé au printemps de 1933. Il ne devait plus le quitter. Un changement important était intervenu dans sa vie. Une fondation de moniales de la Congrégation de France avait été implantée sur les bords du Lac des Deux-Montagnes, à Saint-Eustache, au début de l'année 1937. Dom Jamet s'y installa pour exercer auprès des moniales les fonctions de chapelain. Bientôt le déclenchement de la guerre lui interdit de repasser en France.

         Mais ce n'est pas uniquement le conflit mondial qui, empêchant les communications avec l'Europe, allait interrompre le travail de Dom Jamet. Ce dernier avait ouvert d'autres chantiers : la publication des Annales de l'Hôtel-Dieu de Québec (Montréal, 1939, un superbe volume in-folio) et la rédaction d'une nouvelle biographie de Marguerite Bourgeoys (Montréal, 1942, 2 vol.). En outre, la santé de Dom Jamet se détériora considérablement en 1942-1943, réduisant sa capacité de travail. Il devait mourir à l'Hôtel-Dieu de Québec, le 24 août 1948, à l'âge de soixante-cinq ans.

         L'œuvre de Dom Jamet demeure irremplaçable. Plus encore que le superbe travail de l'éditeur, on demeure frappé par la richesse des annotations du théologien. Ce dernier avait acquis une vaste et très sûre connaissance des voies de Dieu dans l'âme, de la tradition spirituelle et mystique chrétienne.

         En marge de la collection des Écrits spirituels et historiques, Dom Jamet publia à Paris, chez Beauchesne, en 1932, sous le titre Le Témoignage de Marie de l'Incarnation, un ouvrage composé uniquement d'extraits des écrits de Marie et qui forme une autobiographie composite mais complète, s'étendant sur toute sa vie. C'est à travers ce volume à la présentation et à la typographie elles aussi très soignées, et tiré à 17000 exemplaires, que Marie de l'Incarnation s'est fait connaître à un large public. Beaucoup ont découvert ses écrits sous cette forme, tel le grand théologien suisse Charles Journet.

         Dom Jamet y joignit une précieuse préface où se révèle le regard qu'il portait sur Marie de l'Incarnation. Il laisse aller sa plume à de longs et profonds développements sur le discours mystique et l'expérience, le « témoignage », des mystiques :

Les grands contemplatifs sont de la lignée de l'apôtre saint Jean. La rencontre ineffable de Dieu a illuminé leur vie. Les écrits, mémoires, lettres, relations, où ils ont […] recueilli le souvenir de cette rencontre et décrit la transfiguration de leur âme qui en fut la suite, sont la reprise humaine du témoignage le plus considérable et le plus impressionnant qui ait jamais été porté devant les hommes : La Vie éternelle qui était dans le sein du Père est venue en ce monde. À leur tour, après l'auteur inspiré, ils nous ont manifesté ce qu'ils ont entendu, vu et touché, ce qu'ils ont expérimenté en un mot, non plus dans leurs sens de chair, - car ils sont venus après l'Ascension, - mais dans leurs puissances immatérielles et dans le fond de leur âme, du Verbe de vie[53].

         Dom Jamet insiste sur le fait que la vie mystique ne doit pas être réduite aux « états mystiques » extraordinaires et de ce fait toujours susceptibles d'illusion et de déviation. Elle est tout au contraire le développement plénier de la grâce sanctifiante, par l'exercice habituel des vertus infuses, surtout théologales, et des dons du Saint-Esprit, reçus au baptême et communs à tous les baptisés :

La vie mystique n'est que la vie chrétienne parfaite. En elle, dans l'union expérimentale qu'elle procure avec les trois divines Personnes, s'épanouit enfin la grâce première du baptême : la grâce de notre adoption filiale. Et c'est d'une telle réalisation que, pour l'avoir éprouvée, les mystiques nous donnent l'assurance[54].

          La vie mystique est l'entière croissance dans les âmes des prémices de l'Esprit. Elle est surtout le fait des dons du Saint-Esprit qui, par leur inspiration, secondent les vertus infuses. Sa finalité est d'atteindre la plénitude de la vie surnaturelle et d'arriver ainsi à la stature parfaite du Christ :

L'Esprit Saint fait-il autre chose dans les mystiques que de remplir le programme divin sur toute âme ? Il les unit aux états fondamentaux du Christ, à sa mort, à sa résurrection, à son ascension, à sa vie céleste ; il les assimile au Fils, le formant en eux jusqu'à la mesure de sa stature parfaite, leur apprenant dans l'intime du cœur, sa prière à son Père et la prononçant avec lui et avec eux : Abba Père ! Il fait de leurs âmes l'habitacle vivant et conscient de la Trinité. En un mot, son onction leur enseigne la réalité de leur filiation et leur en fait goûter la saveur. Mais qu'est cela, sinon l'accomplissement de tous les effets du baptême dont parle saint Paul et de cette inhabitation de Dieu dans les âmes qui est promise en saint Jean ? La Charité a été répandue dans nos cœurs[55].

         L'Esprit Saint est bien l'agent principal de l'expérience mystique. C'est lui aussi qui introduit l'âme à la communion trinitaire, comme l'explique Dom Jamet dans un très beau passage de sa Préface où transparaît ce que Marie de l'Incarnation a pu vivre elle-même :

Que cette Charité, qui est une Personne divine, après s'être, plus ou moins longtemps, pliée aux conditions de l'exercice de la volonté humaine, après avoir pris son mode d'agir ; qu'après avoir été le moteur silencieux, imperceptible, de son activité, ayant enfin trouvé le champ libre ou ayant elle-même écarté tous les obstacles, manifeste d'une façon distincte les richesses de son énergie ; qu'elle triomphe de la volonté humaine et s'en empare pour se la subordonner ; qu'elle la réduise en passivité pour la faire opérer à son gré ; qu'elle l'agisse, comme dit saint Paul, n'est-ce pas là le développement régulier d'une présence nécessairement et souverainement agissante, puisqu'en Dieu l'acte s'identifie avec l'être. Mais n'est-il pas normal aussi que, sous l'action de ce feu qui couvait en elle et dont la flamme vient soudain à jaillir, l'âme s'embrase ; que, sous la pénétration de l'onction spirituelle qui la remplit, elle soit initiée, par l'amour plus encore que par l'entendement, à la connaissance intime du Père et du Fils et qu'elle expérimente ses affinités particulières avec chacune des Personnes divines ; enfin, que le toucher de la lumière déifique l'ayant tout d'un coup tirée de sa demi-conscience, elle s'éveille au spectacle de la vie divine dont elle est le sanctuaire, qu'elle se sente emportée et précipitée dans le mouvement de ses processions éternelles et qu'elle entre dans la joie de son Dieu ? L'expérience mystique, à la bien prendre, ne nous dit pas autre chose[56].

         L'expérience des mystiques est donc un « témoignage », une invitation :

Car, si leur expérience, en plus de ce qu'elle signifie pour eux de sainteté, de gloire et de béatitude, a un sens pour nous, c'est qu'elle nous donne le goût des dons qui constituent et achèvent la vie chrétienne et qu'elle nous invite à les désirer de toute l'ardeur de notre âme. Comme l'apôtre saint Jean, s'ils nous annoncent ce qu'ils ont vu, entendu et touché du Verbe de vie, c'est afin que nous entrions en société avec eux, - avec eux, dont la société est avec le Père et avec son Fils bien-aimé, Jésus-Christ, et avec leur lien substantiel, le Saint-Esprit[57].

         La Préface de Dom Jamet au Témoignage livre un écho différent de celui que l'on trouvait dans la Préface de Pierre de Charlevoix à sa Vie de Marie de l'Incarnaion, publiée deux siècles plutôt. La nouvelle édition des écrits de l'Ursuline intervient dans un autre contexte, celui du renouveau à la fois théologique et spirituel de l'entre-deux-guerres, qui s'accompagne d'un mouvement de réhabilitation de la mystique, illustré, entre autres, par l'apport doctrinal du dominicain Réginald Garrigou-Lagrange et son maître livre Perfection chrétienne et contemplation (1923), ou encore par l'édition, en 1930, de la traduction française par Raïssa Maritain du Traité des dons du Saint-Esprit de Jean de Saint-Thomas ; renouveau qui, à Solesmes même, avons-nous déjà dit, avait trouvé des précurseurs en la personne de Dom Guéranger et surtout de Mère Cécile Bruyère et de Dom Delatte. Le travail d'édition de Dom Jamet arrivait après la controverse qui avait opposé les dominicains, via la revue La Vie spirituelle (1919), partisans, avec la tradition carmélitaine en plein renouveau, de la contemplation infuse comme grâce offerte à tous les baptisés, et les jésuites de Toulouse, via la Revue d'ascétique et de mystique (1920), qui s'en tenaient à une contemplation acquise par la méditation et les exercices spirituels. La controverse avait pris fin avec la canonisation de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, en 1925, puis la proclamation de saint Jean de la Croix comme docteur de l'Église, l'année suivante.

         Les écrits de Marie de l'Incarnation pouvaient illustrer parfaitement cette vision juste de la vie mystique « ordinaire », comme épanouissement contemplatif « normal » de la vie de la grâce chez tous les baptisés. Au mouvement contemporain de revalorisation de la contemplation mystique dans la vie chrétienne ordinaire, Marie apportait le « témoignage », « concret inscrit dans la trame d'une vie humaine », de sa propre vie intérieure, qui pourrait se définir, selon Dom Jamet, comme « une consommation dans la Trinité, par l'union d'esprit à esprit au Verbe Incarné, sous la conduite obéie du Saint-Esprit[58] ».

         C'est certainement cette dimension aussi nettement christique et trinitaire de l'expérience mystique de Marie de l'Incarnation qui aura impressionné un Charles Journet. Mais aussi la « vie mixte » de l'Ursuline contemplative et missionnaire. Le théologien de L'Église du Verbe Incarné (1941, 1951, 1969) ne pouvait pas non plus être insensible à la vocation apostolique de Marie et au mode nuptial de sa relation à la personne du Verbe incarné, lesquels en laissant « entrevoir quelque chose des merveilleux effets que la grâce christique opère au plus profond du cœur de l'Église[59] », disent quelque chose de son mystère et la font advenir dans l'histoire.

         Les continuateurs de Dom Jamet

         Pour remplacer Dom Jamet dans sa charge de chapelain des moniales de Sainte-Marie des Deux-Montagnes, l'abbé de Solesmes, Dom Cozien, obtint l'envoi du prieur de Wisques, Dom Emmanuel Flicoteaux, qui était capable de poursuivre l'entreprise d'édition des écrits de Marie de l'Incarnation. Mais celui-ci était déjà âgé et il n'eut pas le courage ni surtout le goût de s'investir dans un nouveau travail, différent de celui qu'il avait mené jusque-là sur la liturgie. Dom Cozien pensa un moment à Dom Jacques Froger, moine de Solesmes. C'est un autre moine de Solesmes, Dom Antoine des Mazis, qui fut nommé chapelain de Sainte-Marie, à la mort de Dom Flicoteaux en 1956. Bon historien, celui-ci pouvait conduire à son terme l'œuvre de Dom Jamet. Mais rien n'avait été fait lorsqu'en 1960 Dom des Mazis quitta le Québec pour Rome où il devait exercer la charge de procureur de la congrégation de Solesmes.

         Au cours de son premier voyage au Canada, en mai 1960, le nouvel abbé de Solesmes, Dom Jean Prou, reçut la visite du Père Émile Gervais, jésuite, qui, mandaté par le Comité des Fondateurs de l'Église du Canada, lui demanda que le travail de publication des œuvres de Marie de l'Incarnation soit repris par Solesmes sinon qu'il consentît à ce qu'il soit confié à des historiens canadiens. Il fut alors décidé qu'une petite équipe de moniales de Sainte-Marie poursuivrait l'entreprise éditoriale de Dom Jamet, sous la direction de Mère Martina Monette, avec la collaboration de l'historien jésuite, Lucien Campeau, et aidé en France par deux moines de Solesmes, Dom Jacques Hourlier et Dom Guy-Marie Oury.

         En 1966, l'entreprise fut entièrement confiée à Dom Oury. Tourangeau luiaussi, Dom Oury devait fournir un travail considérable sur Marie de l'Incarnation, mais aussi, plus largement, sur les origines de l'Église au Canada ; labeur incessant qu'il mena jusqu'à sa mort survenue en l'an 2000[60]. Dès 1971, ce dernier faisait paraître aux Éditions de Solesmes, avec une préface du Cardinal Journet, la Correspondance de l'Ursuline. Dom Oury a présenté lui-même ce travail remarquable de plus de mille pages de lettres et de notes :

À l'aide du travail inachevé de Dom Jamet et de Mère Martina Monette, fut donc préparée l'édition non pas des seuls volumes manquant pour les Lettres de 1652 à 1672, mais de l'ensemble de la correspondance, en un seul volume, pourvue d'un apparat critique lorsque l'on possédait deux versions de la même lettre ou de citations de lettres […]. La nouvelle édition a introduit systématiquement, en effet, toutes les variantes textuelles des éditions parallèles de Dom Claude Martin, tandis qu'elle rétablissait l'orthographe originale des textes autographes ou des copies faites sur les autographes. L'annotation abondante de Dom Jamet n'est pas reproduite pour la matière empruntée aux deux premiers volumes des Lettres ; mais une bibliographie développée s'efforce d'y suppléer, de manière à guider le chercheur. Enfin des tables ont été introduites[61].

         L'ensemble des Lettres publié, il restait à remplir une autre partie du programme de Dom Jamet : la rédaction d'une biographie critique de Marie de l'Incarnation. Cette dernière, rédigée également par Dom Oury, sortit en 1973, sous les auspices de la Société archéologique de Touraine dont elle constitue les tomes 58 et 59 de ses Mémoires. Les Éditions de Solesmes étudiaient aussi le moyen de réimprimer la Vie de 1677 par Dom Claude Martin. Dom Jacques Lonsagne, encore un moine de Solesmes, désigné dès 1966 pour s'occuper de la réédition des écrits proprement spirituels, avait donné les principes de l'établissement d'un texte critique de la Relation de 1654[62]. Il travailla à la présentation de l'ouvrage de Dom Claude, tandis que Dom Oury établit les tables de concordance. La Vie fut rééditée en 1981 sous la forme d'un reprint complété par des additions. Enfin, les Constitutions et Règlements des premières Ursulines de Québec, de 1647, auxquels Marie de l'Incarnation avait travaillé personnellement, en collaboration avec le Père Jérôme Lalemant et d'autres sœurs, firent l'objet d'une édition soigneusement préparée par Sœur Gabrielle Lapointe et publiée en 1974 par les Ursulines de Québec, sous la forme d'un livre multigraphié.

         Avec la réimpression en 1981 de la Vie par Dom Claude Martin, s'achevait l'entreprise éditoriale commencée courageusement par Dom Jamet en 1929, et poursuivie après sa mort prématurée, malgré une interruption involontaire de douze années (1948-1960). La réédition des écrits de Marie de l'Incarnation avait demandé un bon demi-siècle et avait été l'œuvre quasi exclusive de moines de Solesmes qui l'avait portée souvent à bout de bras, mais constamment avec l'aide toujours efficace des Ursulines du Vieux Monastère de Québec et de celles de l'Union Romaine. Elle a abouti à la création d'une série d'ouvrages qui certes ne présente pas la belle unité des quatre volumes initiaux publiés par Dom Jamet de 1929 à 1939, mais qui offre l'ensemble de l'œuvre de Marie, à l'exception cependant de l'École sainte qui devait pourtant former le sixième volume de la collection telle qu'elle avait été projetée par Dom Jamet : un manuel de pédagogie religieuse. Longtemps, il n'a pas semblé utile de rééditer le Catéchisme de Marie de l'Incarnation, l'édition de l'abbé Richaudeau de 1876 ayant été depuis réimprimée plusieurs fois. Mais Dom Oury aurait souhaité que l'École sainte puisse au moins faire l'objet d'un reprint « avec une introduction, afin de fournir à tous les chercheurs l'accès à la totalité de l'œuvre et de la pensée de Marie Guyart[63] ». Le travail n'est donc pas entièrement terminé. Le Catéchisme de Marie pourra être reproduit sous format PDF sur CD-ROM, comme c'est déjà le cas pour plusieurs de ses écrits[64].

*

         À la fin de sa Préface au tome Ier des Écrits spirituels et historiques, Dom Jamet se plaisait à dire que la réédition des œuvres de Marie Guyart était aussi un « hommage de la Congrégation bénédictine de France, héritière et continuatrice de la Congrégation de Saint-Maur, à laquelle, dans la personne de son fils, Dom Claude Martin, Marie de l'Incarnation a donné l'un de ses plus grands moines[65] ». Rien n'obligeait cependant les moines de Solesmes, pourtant héritiers de Saint-Maur, à prendre le relais de Dom Claude et de poursuivre son entreprise éditoriale. Il aura fallu tout le travail de réévaluation de la tradition mystique, initié par Dom Guéranger et continué par ses successeurs, notamment par le troisième abbé de Solesmes, Dom Delatte, - qui semble avoir joué ici un rôle déterminant -, pour que Dom Jamet se lance dans le grand œuvre.

         Les publications des écrits de sa mère par Dom Claude, entre les années 1677-1684, devaient subir le contrecoup de la condamnation du quiétisme en 1699 et de ce que Louis Cognet a appelé Le Crépuscule des mystiques (1958) selon le titre d'un livre célèbre ; du moins du passage d'une mystique « dogmatique », ou « métaphysique », à une mystique assurément plus « morale ». La reprise du travail d'édition par Dom Jamet, à partir de 1929, devait accompagner la réhabilitation de la grande tradition mystique de l'Église qui s'opéra entre les deux guerres mondiales. L'histoire de l'édition des œuvres de Marie de l'Incarnation offre, à deux siècles et demi de distance, un raccourci saisissant du mouvement de flux et de reflux du mysticisme en occident.

         Le regard que Dom Claude Martin et ses successeurs, les bénédictins de Solesmes, portaient sur Marie de l'Incarnation est en définitive celui du théologien des voies de Dieu dans l'âme, mais aussi - ce qui est plus difficilement repérable – celui du praticien de la vie intérieure. C'est bien ce regard premier que révèlent la personnalité et les écrits de Marie Guyart - le regard que Marie d'ailleurs posait sur elle-même -, celui du « témoignage » de la « privauté […] d'un Dieu d'amour[66] ».

 

Dom Thierry Barbeau, osb

 


[1]    L'expression est du très regretté Dom Guy-Marie Oury, « La réédition des oeuvres de Marie de l'Incarnation. Une généalogie de chercheurs », Laval théologique et philosophique, t. 53, 1997, p. 275-284.

[2]    Voir en particulier Dom Guy-Marie Oury, « Sources et réédition des œuvres de Marie de l'Incarnation », dans Marie Guyard de l'Incarnation. Un destin transocéanique (Tours, 1599-Québec, 1672), dir. Françoise Deroy-Pineau, Paris/Montréal, L'Harmattan, 2000, p. 37-45.

[3]    « Difficilement classable » est le jugement émis sur Marie de l'Incarnation par Charles André Bernard, Le Dieu des mystiques, Paris, Les Éditions du Cerf, T. I, 1994, p. 10-11. Ce jugement est capital pour « situer » théologiquement l'expérience mystique de Marie.

[4]    Dom René-Prosper Tassin, dans son Histoire littéraire de la Congrégation de Saint-Maur, Bruxelles/Paris, Humblot, 1770, p. 175-176. Dans sa refonte de l'œuvre de Tassin, Philippe Lenain, Histoire littéraire des bénédictins de Saint-Maur, Bruxelles, Éditions Nauwelaerts, T. I (Bibliothèque de la Revue d'Histoire Ecclésiastique, 88), 2006, p. 385, n'a pas apporté les corrections qui s'imposaient.

[5]    Dom Guy-Marie Oury a consacré un chapitre aux éditions des œuvres de Marie de l'Incarnation dans Dom Claude Martin. Le fils de Marie de l'Incarnation, Solesmes, Éditions de Solesmes, 1983, p. 175-197.

[6]    La Règle du B. Père S. Benoît. Avec les Déclarations sur icelle, pour la Congrégation de Saint-Maur, s. l., 1701, Déclarations sur le ch. XLVIII, n° 12, p. 230.

[7]    Québec, Archives du Monastère des Ursulines ; éd. Dom G. Oury dans Bulletin de la Société archéologique de Touraine, t. 35, 1967-1969, p. 256-257.

[8]    Dom Claude Martin, La Vie de la vénérable Mère Marie de l'Incarnation, première supérieure des Ursulines de la Nouvelle France. Tirée de ses Lettres et de ses Écrits, Paris, Louis Billaine, 1677, Préface, [p. 15-16].

[9]    Ibid., Préface, [p. 15].

[10]  Voir Dom Thierry Barbeau, « Port-Royal et le mysticisme : une controverse sur la prière entre Pierre Nicole et dom Claude Martin », dans L’Ordre de Saint-Benoît et Port-Royal (= Chroniques de Port-Royal, t. 52), Paris, Bibliothèque Mazarine, 2003, p. 177-194.

[11]  Retraites de la vénérable Mère Marie de l'Incarnation, religieuse ursuline. Avec une Exposition succeinte du Cantique des cantiques, Paris, Veuve louis Billaine, 1682, Préface, [p. 11-13].

[12]  C'est dans ses Justifications, que Mme Guyon cite Marie de l'Incarnation d'après la Vie, l. III, ch. IV : Les Justifications de Mad. J. M. B. de la Mothe Guion …, Cologne, Jean de la Pierre, 1720, T. I, art. XXXII, Autorités n° 12, p. 383-384. Elle renvoie aussi à l'Addition de Dom Claude Martin à ce même chapitre et au ch. V.

[13]  Voir Benedetta Papàsogli, « Passions et mémoire : la Science du cœur de François Lamy », dans Réflexions sur le genre moraliste au XVIIe siècle, études réunies par Karolyn Waterson (= Dalhousie French Studies, t. 27), 1994, p. 81-94.

[14]  Voir Jean Orcibal, « La spiritualité de dom Gabriel Gerberon, champion de Jansénuis et de Fénelon », dans Mémorial du XIVe centenaire de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés (= Revue d’Histoire de l’Église de France, t. 43, 1957), Paris, J. Vrin, 1959, p. 151-222.

[15]  L'École sainte ou Explication familière des Mystères de la Foi. Pour toutes sortes de personnes qui sont obligées d'enseigner la Doctrine chrétienne, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, Préface, [p. 25-26].

[16]  Ibid., Préface, [p. 27].

[17]  Louis Moréri, Le Grand dictionnaire historique …, Bâle, Jean-Louis Brandmuller, 1740, T. V, p. 136.

[18]  Dom Edmond Martène, La Vie du vénérable Père Dom Claude Martin, religieux bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, Tours, Philbert Masson, 1697, p. 126. Dom Martène retranscrit ensuite l'Approbation de Mgr de Laval qui n'était pas parvenue à temps pour être imprimée en tête de l'ouvrage.

[19]  Paris, BnF, ms fr. 12877 : Dom Edmond Martène, Histoire de Marmoutier, f° 1076, passage non reproduit dans l'édition de C. Chevalier donnée à Tours chez Guilland-Verger et Georget-Joubert en 1874.

[20]  Dom Cl. Martin, La Vie de la vénérable Mère Marie de l'Incarnation, op. cit., p. 131.

[21]  Lettre de Bossuet à Mme Cornuau du 1er juin 1695 ; éd. Ch. Urbain et E. Levesque, Correspondance de Bossuet, Paris, Librairie Hachette et Cie, T. VII, 1913, p. 114-117.

[22]  Jacques Bénigne Bossuet, Instruction sur les états d'oraison, où sont exposées les erreurs des faux mystiques de nos jours, Paris, Jean Anisson, 1697, l. IX, n° III, p. 343.

[23]  Lettre de Bossuet à Mme de La Maisonfort du 1er mai 1700 ; éd. Correspondance de Bossuet, op. cit., T. XII, 1920, p. 187-197.

[24]  Paris, Archives de Saint-Sulpice, fonds Fénelon, pièces 6148-6190.

[25]  Paris, Archives de Saint-Sulpice, fonds Fénelon, ms 2038, f° 78-98 ; éd. P. Dudon, « Lettre autographe et inédite de Fénelon à Bossuet sur le sacrifice absolu du salut », Revue d'ascétique et de mystique, t. 18, 1937, p. 65-88, ici p. 71. Voir aussi Lettre de Fénelon à l'abbé Gabriel de La Cropte de Chantérac du 30 mai 1698, éd. J. Orcibal, J. Le brun et I. Noye, Correspondance de Fénelon, Genève-Paris, Librairie Droz, T. VI, 1987, p. 406-409.

[26]  Solesmes, Bibliothèque de l'abbaye Saint-Pierre, ms 203 : Lettre de Dom Claude Martin au père François de Crespieul du 25 avril 1696 ; éd. La Vie tourangelle de Marie de l'Incarnation, s. l., 1964, p. 40-41.

[27]  [Pierre François Xavier de Charlevoix], La Vie de la Mère Marie de l'Incarnation, institutrice et première supérieure des Ursulines de la Nouvelle France, Paris, Ant. Claude Briasson, 1724, Préface, p. XI-XII.

[28]  Dom Cl. Martin, La Vie de la vénérable Mère Marie de l'Incarnation, op. cit., Préface, [p. 8].

[29]  Ibid., p. 757.

[30]  Dom Jean Mabillon, Traité des études monastiques, Paris, Charles Robustel, 1691, p. 455.

[31]  Voir Claude Jolly, « Les collections imprimées de la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Denis sous l’Ancien Régime », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 145, 1987, p. 163-191 ; ici p. 174.

[32]  Voir Daniel-Odon Hurel, « Les mauristes de Bonne-Nouvelle d’Orléans et leur bibliothèque au XVIIIe siècle », Revue d’histoire de l’Église de France, t. 83, 1997, p. 179-201 ; ici p. 184.

[33]  Damien Blanchard, « Les livres imprimés de l’abbaye de Saint-Basle à la fin de l’Ancien Régime », Revue Mabillon, n. s., t. 12 (= t. 73), 2001, p. 271-291, ici p. 282.

[34]  Le Mans, Médiathèque Louis Aragon, ms C 443 A : Bibliotheca San Vincentiana dive catalogus librorum Abbatiae Sancti Vincentii Cenomanensis, T. I, p. 438.

[35]  Dom Edmond Martène, La Vie des Justes, éd. Dom B. Heurtebize, Ligugé/Paris, Abbaye Saint-Martin/Librairie Augustin Picard, T. II (coll. Archives de la France monastique, 28), 1925, p. 161-162.

[36]  Paris, BnF, ms fr. 24802, f° 69-94.

[37]  Paris, BnF, ms fr. 15793, f° 64v-65 : Lettre de Dom Claude Martin à Dom Antoine Texandier du 2 décembre 1686 ; éd. Dom Ph. Schmitz, « Lettres inédites de Dom Claude Martin sur l'oraison », Revue d'ascétique et de mystique, t. 13, 1932, p. 159.

[38]  Cet extrait de la correspondance de Dom Guéranger est cité par Dom Albert Jamet, Marie de l'Incarnation. Écrits spirituels et historiques, Paris/Québec, Desclée-De Brouwer et Cie/L'Action Sociale, T. I, 1929, p. 53-54. Voir aussi la Lettre liminaire de Dom Germain Cozien, abbé de Solesmes, du 15 décembre 1926, à la Conférence donnée par Dom Jamet, à Québec, le 19 octobre 1926 : Marie de l'Incarnation, la mystique insigne, la grande française, la mère de la patrie, Tours, 1927, p. XX, qui date cette lettre de 1873. Celle-ci n'a malheureusement pas été retrouvée dans les Archives de Solesmes. Ce serait-elle glissée malencontreusement dans les papiers de Dom Jamet ? Dom Cozien s'exprimait ainsi : « Nul ne s'étonnera de voir un moine de Solesmes entreprendre ce travail. Sans doute, Marie de l'Incarnation n'appartient pas à la famille monastique de saint Benoît. […] Mais son fils, Dom Claude Martin, est l'un des moines illustres de la congrégation de Saint-Maur. C'est à sa piété filiale et à son sens de la doctrine que nous devons de connaître encore aujourd'hui quelques-uns des écrits de la sainte Ursuline. Et la Congrégation bénédictine de France [Solesmes] trouve tout naturellement cette œuvre dans l'héritage que lui a légué Saint-Maur (p. XIX-XX) ». Pourtant, encore une fois, cela n'allait pas de soi.

[39]  Renseignement communiqué par Mère Marie des Neiges Jourdain, archiviste de l'Abbaye Sainte-Cécile de Solesmes, que je remercie.

[40]  Solesmes, Archives de l'Abbaye Saint-Pierre : Notes prises aux conférences de Dom Guéranger, Varia Ascetica, vol. II (21 avril 1862), p. 184-186. Voir aussi Lettre de Dom Prosper Guéranger à Dom Paul Jausions du 22 août 1864, dans Archives Dom Guéranger, IV/3, Solesmes, 2005, p. 224.

[41]  Dom Prosper Guéranger, Les Exercices de sainte Gertrude, vierge et abbesse de l’Ordre de Saint-Benoît, Poitiers/Paris, Henri Oudin/V. Palmé, 1863, Préface, p. XXII-XXIV.

[42]  Constitutiones congregationis Gallicae ordinis S. Benedicti a Sancta Sede approbatae cum mutationibus ab eadem Sancta Sede confirmatis, Solesmis, Typographeo Sancti Petri, 1893, ch. III, n° 11, p. 24 ; voir aussi ch. V, n° 19, p. 32.

[43]  Dom Prosper Guéranger, Conférences sur la vie chrétienne (octobre 1872-mai 1874), d'après les notes recueillies par plusieurs moines, Solesmes, Ex Typis Sancti Petri de Solesmis, s. d. [1880] : Dom Guéranger cite le mon de Marie de l'Incarnation, p. 142.

[44]  Voir Dom Guy-Marie Oury, « Dom Albert Jamet, éditeur de Marie de l'Incarnation (1883-1948) » Les Cahiers des Dix, n° 50, 1995, p. 209-234, que nous résumons ici en partie. Voir aussi Mère Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, Bibliographie de Dom Albert Jamet, Québec, Edition des Ursulines (texte dactylographié), 1960.

[45]  Voir Mgr Joseph-Louis Beaumier, Le Souvenir de Marie de l'Incarnation à Tours (1639-1979). L'Ermitage Saint-Joseph, Trois-Rivières, Éditions du Bien Public, 1979, p. 56-59.

[46]  Dom Augustin Savaton, Dom Paul Delatte, abbé de Solesmes, Paris, Librairie Plon, 1954, p. 255.

[47]  Cité par Dom A. Savaton, Ibid., p. 256.

[48]  D'après les souvenirs de Dom Jamet recueillis par Jean Houpert et rapportés par Dom G.-M ; Oury, « Dom Albert Jamet, éditeur de Marie de l'Incarnation », art. cit., p. 219.

[49]  Ibid., p. 222.

[50]  Voir Dom Adolphe Le Méhauté, « Dom François Cocheril (1894-1986). L'imagier du Bon Dieu », Lettre aux Amis de Solesmes, n° 49, janvier-mars 1987, p. 12-15.

[51]  Voir principalement les comptes rendus de Joseph de Guibert, jésuite, dans la Revue d'ascétique et de mystique, t. 10, 1929, p. 324-327 ; et t. 11, 1930, p. 196-202.

[52]  Dom A. Jamet, Marie de l'Incarnation. Écrits spirituels et historiques, op. cit., T. I, p. 69-70.

[53]  Dom Albert Jamet, Le Témoignage de Marie de l'Incarnation, Ursuline de Tours et de Québec, Paris, Gabriel Beauchesne éditeur, 1932, Préface, p. IX.

[54]  Ibid., Préface, p. XXIII.

[55]  Ibid., Préface, p. XXIV.

[56]  Ibid., Préface, p. XXIV-XXV.

[57]  Ibid., Préface, p. XXVI.

[58]  Ibid., Préface, p. XVIII et XVII.

[59]  Charles Journet, L'Église du Verbe Incarné, Paris, Desclée de Brouwer, T. II, 1951, p. 315 ; voir plus largement p. 315-316, 330, 336-337 et 374-375. Voir aussi « Trois filles de Dieu », Nova et Vetera, t. 47, 1972, p. 188-213, où, p. 207-213, Journet présente Marie de l'Incarnation à travers de larges extraits de la Correspondance que vennait de publier Dom Guy-Marie Oury.

[60]  Voir Dom Louis Soltner, « Dom Guy Oury (1929-2000) », Revue Mabillon, n. s. t. 12 (= t. 73), 2001, p. 293-295.

[61]  Dom G.-M. Oury, « La réédition des œuvres de Marie de l'Incarnation. Une généalogie de chercheurs », art. cit., p. 283.

[62]  Dom Jacques Lonsagne, « Les Écrits spirituels de Marie de l'Incarnation. Le problème des textes », Revue d'ascétique et de mystique, t. 44, 1968, p ; 161-182.

[63]  Dom G.-M. Oury, « La réédition des œuvres de Marie de l'Incarnation. Une généalogie de chercheurs », art. cit., p. 284.

[64]  La numérisation des écrits de Marie a été entreprise au Monastère des Ursulines de Québec sous la responsabilité de Sœur Rita Michaud. Une réédition du Catéchisme de Marie, même sous format PDF, pourrait s'appuyer sur les travaux en la matière de Monsieur Raymond Brodeur, principalement « Le catéchisme de Marie de l'Incarnation : la Parole qui fait écho », dans Femme, mystique et missionnaire : Marie Guyart de l'Incarnation, actes du colloque de Loretteville du 22 au 25 septembre 1999, dir. Raymond Brodeur, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 2001, p. 353-366.

[65]  Dom A. Jamet, Marie de l'Incarnation. Écrits spirituels et historiques, op. cit., T. I, p. 16.

[66]  Ibid., T. II, p. 252.

L'abandon à Dieu chez Marie de l'Incarnation : une expérience spirituelle féconde - par Marie-Caroline Bustarret

L'abandon à Dieu chez Marie de l'Incarnation : une expérience spirituelle féconde.

Marie-Caroline Bustarret[1]

 

Pour parler de Marie de l'Incarnation il peut être intéressant de s’appuyer sur l’histoire singulière de sa relation à son fils. Histoire piégée, s’il en est, car marquée par une séparation : Marie quitte son enfant quand il est âgé d’une douzaine d’années, pour entrer chez les ursulines. Pourquoi revenir sur un événement qui marque d’une tache (selon l’avis de certains) une vie par ailleurs exemplaire ? En effet, cette question a été largement commentée, les tentatives d’interprétation sont nombreuses, des explications sont proposées pour justifier un tel geste. Cependant on butte le plus souvent sur une réticence toute légitime à l’accueillir. Mon objectif aujourd’hui n’est pas de prendre position, de dire si Marie a eu tort ou raison de laisser son fils, mais d’essayer de faire percevoir la portée spirituelle de cette séparation car Marie elle-même en fait un événement spirituel. Pour aborder cette question je me suis tenue à la lecture des Correspondances car, me semble-t-il, des choses se disent dans ces lettres, que la Relation ne peut pas exprimer. Dans les Correspondances, Marie de l'Incarnation revient sans cesse sur cette histoire, non pas tant pour la re-raconter ni pour se justifier elle-même, que pour justifier l’événement au regard de sa relation à Dieu.

Dans un premier temps je vais vous résumer deux lectures de cet événement. La première lecture est celle d’Henri Brémond au début du XXe siècle. La deuxième lecture, bien plus récente (XXIe siècle), est celle de Sophie Houdard, spécialiste en littérature du XVIIe siècle. Ces deux lectures ont retenu mon attention car elles traitent du même sujet à un siècle d’écart et parce que la seconde rebondit sur la première pour la dépasser. Il faut par ailleurs préciser que Henri Brémond et Sophie Houdard s’appuient l’un comme l’autre sur la Vie de Marie de l'Incarnation écrite par Dom Claude. Ce détail n’est pas sans importance dans la mesure où ce point d’appui, le récit des évènements raconté par le fils, a forcément une influence sur l’interprétation qui en découlera. Ces deux lectures apportent, chacune à sa façon, un éclairage sur l’histoire de Marie et de son fils mais ne font pas honneur, à mon sens, à la dimension spirituelle qui imprègne le regard que Marie de l'Incarnation porte sur sa vie. En effet, Henri Brémond aborde la question du point de vue moral et Sophie Houdard en fait un objet littéraire. Or, une lecture attentive de Marie de l'Incarnation montre bien que cette dernière, quand elle aborde ce sujet dans ses lettres, ne se pose pas la question en termes d’éthique et bien évidemment, se pense encore moins actrice d’une histoire dont elle serait le co-auteur. Pour Marie, l’affaire est spirituelle : elle touche sa relation à Dieu. Aux yeux de Marie, sa propre vie en lien avec celle de son fils constitue le lieu d’incarnation de sa relation à Dieu et elle ne saurait l’envisager autrement. C’est de cette intelligence spirituelle propre à Marie de l'Incarnation dont je voudrais moi-même rendre compte dans un deuxième temps.

Dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France[2] Brémond ne cache pas son intérêt pour Marie de l'Incarnation à qui il accorde d’ailleurs six chapitres (dont deux qui concernent plus particulièrement son fils). C’est un beau traitement de faveur sachant qu’au moment où Brémond écrit son Histoire Marie de l'Incarnation était presque oubliée ! Nous avons donc au tome 6 de l’œuvre de Brémond, tome qu’il a appelé La conquête mystique, turba magna, une présentation de la vie de Marie de l'Incarnation. Un chapitre entier est consacré à la relation de la mère et du fils (le chapitre 2 : La mère et le fils). C’est là que derrière son admiration, Brémond laisse apparaître son incompréhension : comment une mère a-t-elle pu quitter un fils ? Le chapitre est subdivisé en parties dont les titres sont éloquents : une mère a-t-elle le droit d’abandonner son fils pour entrer au couvent ? Comment savoir que Dieu exige un pareil abandon ? Marie devait-elle rebrousser chemin ? A la place de son directeur qu’eussions nous décidé ? Le chapitre que Brémond consacre à Marie de l'Incarnation et son fils met parfaitement en évidence que celui qui se veut historien des âmes endosse malgré tout la robe du juge. Brémond présente cette histoire sous le vocable du cas de conscience et se pose sans cesse la question : est-ce que Marie a pris la bonne décision ? Tout au long de son développement, Brémond relève ce qui apparaît comme une contradiction entre la détermination dont Marie fait preuve à poursuivre sa vocation et le déchirement qu’elle ne cesse d’exprimer d’avoir à se séparer de son fils. Il souligne lui-même cette contradiction apparente mais il n’arrive pas à se l’expliquer. En abordant cette affaire en termes de morale, Brémond s’empêche de comprendre un geste qui ne s’est pas posé en ces termes. Pour Marie, la question est comment faire ? Comment faire pour unifier une vocation maternelle et sponsale ? Comment faire pour répondre à la volonté divine qui se dit dans ces deux lieux-là ? Voilà la cause du trouble de Marie de l'Incarnation. Trouble dû, non pas à une quelconque hésitation quant à sa vocation, mais à l’inévitable douleur de la séparation.

Nous pouvons maintenant passer à notre deuxième auteur. S. Houdard, dans son article où elle traite de la question « Le cri public du fils abandonné ou l’inexprimable secret de la cruauté d’une mère[3] », prévient d’emblée qu’elle se gardera bien de faire un traitement moral de la question. Elle est une lectrice de Brémond et elle a certainement perçu l’impasse dans laquelle ce positionnement moral l’a conduit. Partant du constat d’une hyper-narration des faits par les deux protagonistes, elle explore cette narration en littéraire et en vient à la conclusion, non dépourvue de pertinence, que le récit de l’histoire participe de l’histoire elle-même. Elle fait du fils et de sa mère les acteurs d’une « pièce » écrite par eux à l’instigation du fils abandonné afin que ce dernier retrouve une place active (actrice) dans une histoire dont il s’est vu évacué de prime abord. Pour Sophie Houdard donc, la Relation Spirituelle et les nombreuses lettres où Marie revient sur le sujet, sont le fruit d’un compromis entre la mère et le fils, compromis qui permet au fils de prendre sa place dans la vie de sa mère en devenant son interlocuteur privilégié mais surtout son biographe. Il est celui qui par l’écrit fait exister sa mère. Vu sous cet angle, cet article apporte un élément important dans la compréhension des relations épistolaires de Marie de l'Incarnation avec son fils, dans la mesure où il met en évidence la coopération qui s’instaure entre le fils et la mère pour donner sens à une relation perturbée par une séparation douloureuse. Cependant, Sophie Houdard donne l’impression que l’initiative de cette reconstruction narrative vient du fils qui, dans une certaine mesure, l’imposerait à sa mère.Sophie Houdard, s’en tenant là, ne semble pas vouloir s’aventurer au-delà de la présentation du récit qui est fait de l’événement autrement que sous le mode d’un « nouveau programme narratif » inventé par Dom Claude avec le consentement de sa mère. Sophie Houdard, envisage son interprétation de cet événement familial sous l’angle de la perte et de la violence subies, dont les acteurs ne peuvent que se consoler en inventant un sens à tout cela et ce par le biais du récit. Cette présentation de l’interaction entre Dom Claude et sa mère est intéressante dans la mesure où elle touche du doigt le fait que les écrits qui s’échangent entre mère et fils sont le lieu où « quelque chose » émerge qui est une fiction narrative pour Sophie Houdard. Certes, il se joue « quelque chose » dans les écrits de Marie de l'Incarnation mais il faut aller plus loin et ajouter que ce « quelque chose » n’est pas de l’ordre de la reconstruction narrative mais de la permanence du lien ! En effet, il apparaît à la lecture de Marie de l'Incarnation que l’essentiel n’est pas tant de re-raconter l’histoire, ni de la mettre en mots mais avant tout de prolonger, sous un nouveau mode, une relation achevée sous un ancien mode. Ainsi les mots ne sont plus les témoins impuissants d’un événement passé mais ils sont les liens actuels d’une relation qui perdure. L’intérêt de l’article de Sophie Houdard, pour moi, c’est qu’elle pointe l’importance du « récit » et qu’elle permet de comprendre que la relation n’a pas été rompue, au contraire. A mes yeux il n’y a pas de destruction des liens du sang mais une invention… je vais préciser cela maintenant.

 Après avoir ainsi exposé deux regards sur la vie de Marie de l'Incarnation, il me faut maintenant essayer de montrer l’intelligence spirituelle de Marie de l'Incarnation, intelligence qui permet d’intégrer le départ de Marie pour sa nouvelle vie de religieuse puis de missionnaire dans le mouvement plus ample de sa relation à Dieu. L’enjeu de la vie de Marie de l'Incarnation est justement de maintenir une cohérence dans tous ses aspects car pour elle, tout relève du dessein divin, son état de mère comme son appel à la vie religieuse et à la mission. Pour éclairer cette affirmation je vais présenter deux traits majeurs de la personnalité de Marie qui s’enracinent dans une dynamique spirituelle, l’esprit d’abandon à Dieu. Puis je vais exposer ce qui me semble intéressant dans la façon dont Marie de l'Incarnation comprend l’abandon spirituel. Il n’aura échappé à personne que le mot « abandon » désignant le geste de la mère envers son fils est aussi un mot pourvu d’une riche histoire dans la grammaire spirituelle. Marie la première, emploie ce même mot pour dire ces deux réalités. Ceci m’autorise moi-même à souligner ce lien fructueux, me semble-t-il, entre les deux « abandons ».

Les écrits de Marie de l'Incarnation nous font découvrir une personnalité riche aux multiples facettes dont je vais retenir deux aspects (sachant qu’on peut en dire bien plus que ce que je vais faire ici) : Marie est une femme qui observe et qui accueille. Elle observe en effet : un signe de cela se trouve dans les innombrables lettres où elle décrit le monde nouveau qu’elle a fait sien : le Canada, son climat, ses habitants, leurs mœurs, la colonie naissante etc. Mais il n’y a pas que cela, Marie observe aussi les hommes et les femmes, ses lettre révèlent ainsi des trésors de description du nouvel évêque du Canada (Mgr Laval), du gouverneur (M. d’Argenson), de Mme de la Peltrie, la fondatrice des ursulines et bien d’autres encore. En quelques mots elle laisse apparaître une fine appréhension de la psychologie humaine. Psychologie qu’elle exerce aussi à distance avec ses proches qu’elle accompagne et sur lesquels elle pose une fois encore un regard affuté (sur sa nièce par exemple). Enfin, Marie observe les événements, la vie et ses contraintes ; dans tout cela elle décèle la présence de Dieu. Tant ses relations que ses aventures lui parlent de Dieu. Ainsi, les lettres de Marie de l'Incarnation portent les traces de sa constante évaluation du réel et de sa capacité d’action dans ce monde tel qu’il est. Passons maintenant à la deuxième qualité : la capacité d’accueil. Car sans cette dernière, le sens de l’observation ne serait qu’une marque d’intelligence comme une autre. Ce qui fait que Marie de l'Incarnation est pour moi un sujet spirituel digne d’intérêt c’est que la constante évaluation du réel s’accompagne d’une capacité d’accueil qui est aussi capacité d’adaptation. Cette capacité d’adaptation repose donc sur la conviction profondément ancrée en Marie que Dieu s’exprime aussi dans les événements et donc qu’il lui faut discerner le lieu où Dieu parle dans ce que la vie donne à vivre. Il n’y a pas chez Marie d’attitude ajustée à priori ; ce qui est bon c’est ce qui est adapté à la situation. La lettre 185 témoigne de ce trait essentiel chez Marie de l'Incarnation. Dans cette lettre, il est question de Mgr de Laval, le premier évêque du lieu. Marie le décrit comme un homme zélé et pieux qui agit en fonction de ce qu’il croit devoir augmenter la gloire de Dieu : « Monseigneur notre Prélat est tel que je vous l'ay mandé par mes précédentes, sçavoir très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu'il croit devoir augmenter la gloire de Dieu ». Il est ainsi présenté comme un homme qui serait bien incapable de faire des compromis avec ses principes élevés. Or, nous dit Marie, au vu des circonstances, il serait plus juste de s’adapter aux contraintes du pays : « Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s'avancer et pour accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut être (sans faire tort à sa conduite) que s'il ne l'étoit pas tant, tout en iroit mieux »…

Si j’ai dit que Marie est un sujet spirituel digne d’intérêt c’est parce que l’aptitude que je viens de décrire repose sur un trait éminemment spirituel : l’esprit d’abandon. L’abandon n’étant pas à comprendre comme une forme de démission par rapport au monde mais bien au contraire comme une réponse à l’appel de Dieu discerné dans ce que le monde et les événements donnent à vivre. Au passage, il faut faire remarquer que décrire Marie de l'Incarnation comme une femme d’action n’est pas, me semble-t-il, la désigner comme une personne qui serait sans cesse en mouvement pour « faire » toujours plus mais plutôt comme quelqu’un capable d’un « agir adapté », d’où une cohérence profonde entre vie spirituelle et vie active. Marie qui s’avère à travers ses écrits être une personne dotée d’une forte personnalité, avec une capacité à agir, décider et commander, dit elle-même n’avoir qu’un vouloir cad ne pas vouloir autre chose que ce que Dieu veut ! Elle dit dans la lettre 185 trouver dans la vie et ses tracas Dieu qui: « me soutient par sa bonté et par sa miséricorde, et qui ne me permet pas de vouloir autre chose que ce qu'il voudra de moy dans le temps et dans l'éternité. »

C’est ce qui lui permet d’accueillir la vie et ses épines, comme elle dit, et de faire avec. Cela lui permet aussi paradoxalement de faire des choix et de s’y tenir, forte de la certitude qu’elle agit avec Dieu. Or ce vouloir, nous dit Marie, repose lui-même sur l’esprit d’abandon: « Par ce peu de mots, vous voiez, mon très-cher Fils, ma disposition présente, et que je suis à la bonté divine par l'abandon d'un esprit de sacrifice continuel »

Il nous faut maintenant voir ce que les lettres de Marie de l'Incarnation disent de sa façon de vivre l’abandon : pour illustrer cela, lisons un court extrait de la lettre 18[4] à Dom Raymond de St Bernard, son confesseur (deuxième lettre où apparaît le mot abandon) qui permet en quelques lignes de poser le cadre :

« Je vous avoue, mon Révérend Père, que la défiance que j'ay de moy-même jointe à l'expérience continuelle de mes propres foiblesses, me fait souvent appréhender ce que vous me dites. Quand je me voy ainsi, je tâche d'entrer dans les dispositions que vous me proposez, m'abandonnant entre les mains de celuy qui me peut donner la solidité de son esprit et apaiser l'impétuosité du mien, avec lequel je ne prétends point agir, mais dans la douceur amoureuse du sien, que je m'ose promettre que sa bonté ne me déniera pas, et que portée sur ses ailes, il me fera posséder ce qu'il me fait désirer pour l'amour de luy-même, et non par une invention de l'esprit humain[5] ».

Dans cette lettre, Marie fait allusion à un mot reçu précédemment de son directeur spirituel, où celui-ci l’enjoint à tempérer son caractère et sa fougue ; en effet, Marie de l'Incarnation lui a fait part de son désir de se joindre aux missions de la Nouvelle France. Tout en concédant son impétuosité, Marie ne recule pas et, en quelques mots, fait état de sa certitude : certitude que son désir (de partir en mission) est bon car il vient de Dieu. D’où lui vient une telle conviction ? De l’abandon. L’abandon à Dieu est la garantie d’un agir/désir juste. Marie dit vouloir agir dans la « douceur amoureuse » de l’esprit de Dieu or l’esprit de Dieu est solide et non pas impétueux comme celui de Marie ; s’en remettre à cet esprit c’est donc garantir son action et son désir. L’abandon, conseillé par le directeur spirituel, la tourne vers Dieu qui donne quant à lui solidité et sagesse. Chez Marie, dès cette lettre 18, l’abandon à Dieu est donné comme le point d’ancrage de son action. Il ne s’agit pas ici de se retirer du monde mais bien d’agir et d’agir bien ! C’est ainsi, dit-elle à son directeur, qu’elle se garde bien d’agir à partir de son propre mouvement mais qu’elle agit plutôt à partir de celui du Seigneur. L’amour au cœur de cette relation est le fondement de la confiance de Marie dans le don de Dieu.

Nous avons là un court exemple de l’usage du terme « abandon » par Marie de l'Incarnation mais toute sa Correspondance en est remplie. Or une des caractéristiques de son usage du mot c’est le lien que Marie fait entre abandon spirituel à Dieu et action. L’abandon est un cadre pour l’action. Il doit être le fondement d’un agir juste c’est à dire conforme à la volonté divine (lettre 18), d’un agir adapté c’est à dire conforme au monde tel qu’il est (lettre 185) et à la situation de chacun (lettre 68).

Pour résumer, chez Marie s’abandonner à Dieu c’est chercher ce qu’elle doit faire dans ce qu’elle est appelée à vivre. L’abandon est une réponse agissante à l’appel divin. Ainsi toute son histoire avec son fils est façonnée par cette relation de totale confiance en Dieu, confiance que Dieu donne à qui se donne.

Pour conclure, j’ai voulu montrer en faisant un détour par Henri Bremond et Sophie Houdard qu’il n’est pas satisfaisant de traiter de cette histoire d’une relation « manquée[6] » entre une mère et un fils avec le seul recours aux sciences humaines. En effet il est apparu qu’en plaçant les choses dans le cadre d’une relation où Dieu lui-même intervient, nous sommes amenés à « prendre de la hauteur[7] », comme le fait Marie d’ailleurs, et à traiter la question autrement. Pour parvenir à ce traitement plus en accord avec l’esprit de Marie j’ai levé un coin de voile sur la personnalité de cette religieuse du XVIIe : une femme concrète, véritablement incarnée et non pas une figure spirituelle plate, sortie de livres pieux. Ce que je vous ai livré ici est le fruit d’une exploration des lettres à la recherche des passages où elle parle de ses préoccupations quotidiennes, où elle présente ses questions concrètes et s’avère être une femme en prise avec le réel, discernant l’appel à une action adaptée dans les événements qui s’offrent à elle. Un tel état d’esprit nécessite un rapport au monde fait d’écoute et d’accueil. Sa capacité d’accueil, ai-je dit, Marie la qualifie elle-même, elle l’appelle « l’abandon » et elle donne à ce terme un sens spirituel dans la mesure où elle discerne, dans les « appels » de la vie, la volonté de Dieu à laquelle elle veut se plier. Or l’abandon, pour Marie de l'Incarnation, est loin d’être une soumission passive à la volonté divine mais bien une configuration active à celle-ci. Pour Marie, la réponse à la volonté de Dieu prend la forme de décisions concrètes, incarnées dans des actions ajustées. C’est là qu’elle trouve la réponse à son comment faire.

Pour revenir à Dom Claude et Marie de l'Incarnation, il me semble que le récit d’abandon va beaucoup plus loin que le simple récit d’un échec dans une vie réussie par ailleurs[8]. L’abandon du petit Claude par sa mère n’est pas la marque ou le signe d’une tache[9]. Au contraire, cet épisode douloureux dans la vie de ces deux personnes agit comme un révélateur. Il fait apparaître la sensibilité spirituelle propre du personnage principal de l’histoire, il fait apparaître la grâce divine dans une vie qui s’abandonne chez Marie de l'Incarnation. Contre toute attente et même paradoxalement, cette histoire d’abandon, telle qu’elle est racontée puis sans cesse reprise dans les Correspondances par Marie elle-même, incarne Marie et révèle chez elle un sentiment maternel particulièrement fort. Sans pudeur, Marie de l'Incarnation exprime ses sentiments maternels contrariés par l’appel à la religion puis à la mission. Nombreuses sont les femmes au XVIIe à quitter leurs enfants pour entrer au couvent, moins nombreuses sont celles qui affichent au grand jour leur conflit intérieur comme l’a fait Marie. Pour Marie de l'Incarnation, la lutte intérieure à laquelle elle va se livrer pour ordonner sa vie en toutes ses composantes pourtant incompatibles à première vue (maternité, appel à être épouse du Christ, appel à la mission), sera source d’unification profonde. Le sentiment maternel loin d’être gommé, sera le liant de la vie. Voici l’invention à laquelle Marie va s’ingénier : être mère, religieuse et missionnaire tout à la fois. Le lien qu’elle maintient avec Dom Claude par ses Correspondances et sa Relation spirituelle procède de cette invention. Ainsi, Marie de l'Incarnation confirmera son état de mère dans son appel à devenir religieuse : elle continuera à prendre soin de son fils et entreprendra de devenir mère pour une multitude d’autres.

 

Marie-Caroline Bustarret

 Lien Centre Sèvres : < http://www.centresevres.com/le-centre-sevres/departements/#tabs-818-0-5 >

 


[1] Je suis mariée, mère de quatre enfants et vis dans la région parisienne. J'ai une formation initiale de traductrice que j'ai complétée par un DESS en gestion d'entreprise. Après avoir travaillé dans la grande distribution, j'ai entrepris des études de théologie au Centre Sèvres, l'université jésuite à Paris. J'y ai fait tout le cursus jusqu'à la thèse. Je suis donc actuellement en cours de doctorat. Je fais un travail en théologie spirituelle sur Marie de l'Incarnation bien évidemment. Ma recherche porte sur les Correspondances. Par le biais des méthodes empruntées à l'analyse littéraire, je m'appuie sur un travail de commentaire de texte pour "faire parler" Marie de l'Incarnation.

[2] Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France. Tome 6 Marie de l’Incarnation. Turba Magna. La conquête mystique 4, Millon, 2006, p.738.

[3] Sophie Houdard, « Le cri public du fils abandonné ou l’inexprimable secret de la cruauté d’une mère »,  Littératures Classiques, n° 68, 2009, p.273-284, Les Émotions publiques et leurs langages à l'âge classique, dir. Hélène Merlin-Kajman.

[4] Lettre datée du 6 mai 1635.

[5] Lettre 18

[6] Je mets ce terme entre guillemets car comme je tends à le montrer, bien loin d’être un échec, cette relation m’est apparue assez réussie.

[7] L’expression se trouve chez Brémond.

[8] Termes dans lesquels on serait tentés parfois de présenter l’affaire.

[9] Les taches étant destinées à être effacées. Or nous ne voulons pas effacer cet épisode, nous voulons au contraire le mettre en lumière pour lui donner la place qui lui revient de droit dans le récit d’une vie.

À propos de l’ouvrage du P. René Champagne Marie de l’Incarnation ou le chant du coeur - par Isabelle Landy–Houillon

propos de l’ouvrage du P. René Champagne Marie de l’Incarnation ou le chant du coeur[1]

Isabelle Landy – Houillon[2]

 

   L’ouvrage du P. Champagne, Marie de l’Incarnation ou le chant du cœur, n’est évidemment pas une nouvelle biographie (on en possède déjà dont celles de dom Oury et de Françoise Deroy-Pineau) ni une hagiographie, mais bien plutôt une enquête, une interrogation à la fois têtue et méthodique menée sur 163 pages autour d’une question clairement formulée à plusieurs reprises : « Marie de l’Incarnation que l’Église a déclarée bienheureuse au ciel fut-elle heureuse sur terre ? », question attendue autant que redoutable, et qui laisse à penser par le simple jeu des termes en présence qu’elle ne pourra se dispenser d’interroger malgré tout les grandes étapes biographiques et spirituelles d’un parcours exemplaire et singulier, institutionnellement couronné par la béatification tardive de 1980, mais surtout exceptionnellement consigné par le sujet lui-même, Marie de l’Incarnation, invitée à témoigner par l’écrit de l’expérience intérieure dont elle est le siège.

     L’auteur se réfère donc constamment aux deux Relations de 1633 et 1654 avec son Supplément de 1656, ainsi qu’à la très importante correspondance, notamment avec son fils bénédictin dom Claude Martin, qu’elle forme et informe par-delà l’océan. Il faut déjà remarquer la rigueur et le souci pédagogique avec lesquels l’auteur examine les documents retenus, en l’occurrence de courts « morceaux choisis » dont l’écho se prolonge par de nombreuses citations insérées dans le texte critique : ainsi le récit du coup de grâce de mars 1620 dans la Relation de 1654 donne-t-il lieu à une rapide analyse en quatre points avant un ample développement qui débouche sur la question : « Et le bonheur ? avec l’extase du Sang, la musique du bonheur s’est-elle éteinte à jamais pour Marie qui n’aura eu qu’une enfance heureuse ? La réponse à nos questions, nous la trouvons sous la plume de Marie […] » (p. 28). Cette disposition récurrente atteste le constant recentrement de la réflexion sur le problème spécifique du bonheur, assurant ainsi la cohérence de ce petit essai dont l’archéologie personnelle nous est ainsi livrée : « Ce livre est né d’un choc ressenti à la lecture d’un passage de la Relation de 1654 (p. 7), évocation du triduum douloureux qui précède le départ de Tours en février 1639 : « J’eus une vue de ce qui me devait arriver en Canada, je vis des croix sans fin […] », épisode crucial et crucifiant en effet qui, ouvrant le diptyque de l’aventure terrestre de Marie de l’Incarnation avec ses deux versants nuptial et tourangeau d’une part, apostolique et québécois de l’autre, pose à nouveau la question : « Fut-elle heureuse sur terre ? » Le P. Champagne n’attend pas la fin de son ouvrage pour y répondre et dès la page 96, après avoir évoqué la nuit spirituelle des premières années au Canada, il peut affirmer : « Cette longue et lourde épreuve ne la plongera pas dans le malheur, mais bien au contraire lui apportera le bonheur et fera jaillir un chant dans son cœur. »

   Notons que ce « chant du cœur » constitue déjà en soi une réponse implicite à la question puisqu’il est la manifestation extérieure de cet état de bien-être et de contentement intérieurs qu’on appelle le bonheur. De plus l’expression « chant du cœur » se présente dans le titre comme l’équivalent du premier terme (« ou »), son résumé, comme si le chant du cœur suffisait à évoquer la personne tout entière, Marie de l’Incarnation, par une sorte de métonymie métaphorique dont Claude Martin, dans un passage de la Vie de sa mère, semble désireux d’atténuer la hardiesse : « Il semblait que ce fût le fond de l’âme qui chantât, non qu’il chantât en effet, mais […]» (p. 129) ; au reste Marie s’est elle-même expliquée sur cette façon de voir et de dire les choses, non par le truchement de l’imagination ni des sens extérieurs, mais directement, parfaitement, spirituellement. C’est bien en effet spirituellement l’âme de l’Épouse qui chante en son épithalame, chant nuptial, véritable cantique dans ce « temple de l’âme », concert, harmonie, « musique silencieuse » ou « solitude sonore » (selon la formule de Jean de la Croix si présent à l’esprit du P. Champagne) qui trouve aussi dans la psalmodie euphorisante le mode d’expression le plus immédiat de la joie, celle qui irrigue le Cantique des cantiques, celle qui nourrit aussi son propre texte comme elle accompagnait déjà le moment inaugural de la traversée : « Lorsque je mis le pied en la chaloupe […] il me sembla entrer en paradis […], je chantais en moi-même les miséricordes d’un si bon Dieu […] » (p. 79). Entre désir et joie, le dynamisme de vie et la force de la « tendance au Bien – Aimé » dont parle Thérèse Nadeau – Lacour citée par l’auteur (p. 34) traversent la biographie et l’autobiographie de Marie de l’Incarnation, les orientant l’une et l’autre vers l’accomplissement de cette « pente au bonheur » qu’elle expérimente d’une façon concrète, existentielle et réfléchie. C’est pourquoi la Relation de 1654 n’est pas un propos de plus sur le bonheur après vingt – cinq siècles d’interrogations, c’est pour une grande part une patiente élucidation du bonheur en lui – même, tel qu’il est individuellement vécu dans une expérience joyeuse et inouïe, « aussi éloignée que possible de toutes les expériences exprimables et comparables » (Paul Valéry).

Il n’est donc pas étonnant de voir le P. Champagne en épouser la trajectoire ardue mais sans faute jusqu’à « ces divins états où il ne se trouve plus d’inquiétude, je veux dire plus de désirs, mais une paix profonde qui par expérience est inaltérable. » (Correspondance, p. 764) Guidant son lecteur dans le déchiffrement d’un destin fixé depuis l’enfance, l’auteur dégage par des futurs prospectifs les perspectives de ce bonheur en question qu’il ne définit pas autrement : « Ce qu’il importe de souligner, c’est que ce rêve deviendra fécond […], son rêve auquel elle a donné son consentement et qui lui apportera le bonheur. » (p. 18)

   C’est ce que s’attache à montrer la suite des huit chapitres qui se partagent l’ouvrage : de longueur très inégale (de 8 à 30 pages), ils ne découpent pas des épisodes inégalement longs ou courts selon des repères objectifs (les 20 premières années de la vie de Marie occupent 9 pages), pas plus qu’ils ne suivent le découpage des treize états d’oraison, lesquels par ailleurs s’achèvent nécessairement en 1654 avec l’écriture de la Relation, alors que Marie a encore dix – huit années d’ascension à gravir. Ils développent seulement ou analysent certains événements prélevés par l’auteur, les plus en rapport avec son sujet, tout en obéissant au parti–pris d’ordre chronologique plusieurs fois affiché : « Il convient de commencer notre recherche avec l’enfance de Marie » (p. 11). Cette disposition originale permet d’ordonner simultanément l’ouvrage sur deux plans différents comme l’impose tout sujet mystique : d’une part le parcours chronologique dont les événements, même capitaux dans la vie d’une femme comme le mariage ou la maternité, ne sont évoqués par l’auteur qu’ à titre de « contexte » (p. 19) pour les événements spirituels concomitants, et d’autre part la visée théologique portée par le commentaire de Marie qui donne rétrospectivement sens au vécu, chronologie et théologie étant l’une et l’autre orientées par et vers la question du bonheur. Même si l’on doit remarquer l’abondance, la concision et la précision des données « historiques » ici consignées, tout ce qui d’une façon ou d’une autre sollicite les réponses de Marie au monde concret qui l’entoure, en somme le partage de Marthe, c’est évidemment la « lecture spirituelle » (p. 115) des événements par Marie et les diverses modulations du chant du cœur au cours de sa vie qui intéressent le problème du bonheur.

   En témoignent les titres mêmes des chapitres évoqués plus haut : Un rêve de bonheur, Sang et colloque du cœur, Le chant de l’épouse, L’appel du large, Vers Québec, Québec de nuit, Le malheur exorcisé, Le chant du soir, qui tous dénotent effectivement des étapes spirituelles, même si certains font mine d’évoquer quelque publicité touristique. En effet l’appel du large débouche en janvier 1631 sur une réalité bien terrienne mais lourdement symbolique, la porte du monastère des Ursulines de Tours, tandis que Québec de nuit doit sa dominante nocturne aux « obscurités plutôt que les lumières » qui enveloppent le travail apostolique en terre canadienne (p. 91) décrit par les relations des Jésuites, et surtout à l’interminable « voyage au bout de la nuit » de Marie, vécu dans le silence du fils d’abord, ( 1639 - 1641), mais surtout silence de Dieu contrastant avec les moments d’intense proximité et familiarité avec la « divine Majesté » vécus en terre tourangelle. Les quelque 25 pages centrales consacrées aux années 1639 – 1647 (p. 83 – 106) sont particulièrement fortes tant par leur densité que par leur méthode et leur qualité littéraire, baignant dans le clair – obscur baroque de Jean de la Croix, entre paradis et enfer, travail apostolique et désintégration du moi social, dépouillement et bienfaits, nuit spirituelle et aurore bienfaisante. Enfin, devenue « une créature tout autre » par l’approfondissement de sa « conversion », Marie peut « chanter les miséricordes d’un si bon Dieu pour le néant et la poussière de la terre » d’un chant de plus en plus intériorisé à mesure que s’installe chez elle l’heureuse passivité de l’âme investie par l’esprit du Verbe incarné et sa « douce persuasion » qui apporte force et paix dans les croix et les travaux de Jésus – Christ : cette douceur (p. 106), si elle n’est pas un autre nom du bonheur, n’est – elle pas un signe indéniable de sa présence dans l’intime du cœur ?

   En tout état de cause, les conditions sont remplies pour que puisse s’instaurer chez Marie de l’Incarnation une lecture non seulement spirituelle mais « exorcisante » des événements, aussi paradoxale que le bonheur des mystiques dont parle Thérèse Nadeau (citée p. 104), lecture qui « interdit au malheur de devenir en elle l’objet d’une fixation mais qui au contraire se transforme en joie », cette « mystérieuse alchimie » s’opérant, selon le P. Champagne, grâce à la typologie (sens de l’Écriture) créatrice d’archétypes, modèles mémorables et imitables et comme tels, pourvus de vertus salvatrices. C’est ainsi que devant la désertion supposée de Mme de la Peltrie pourvoyeuse des finances, Marie « sent une grande joie [ …], m’imaginant que notre bon Dieu me traitait comme saint François ». D’autres catastrophes susciteront chez elle de semblables réponses dans une succession qu’on pourrait croire dévastatrice : l’incendie du monastère, l’ « apostolat crucifié » (Vincent Siret) des missionnaires torturés par les Iroquois et le tremblement de terre de 1663, chacune renchérissant sur l’autre dans la sublimité des enjeux et l’approfondissement de la perspective eschatologique. Après la « nudité d’un Job » sur la neige évoquée devant les bâtiments en flammes, « grâce de dénuement » devenue paix, joie et chant de louange amoureuse de la volonté divine, la conformité avec le prototype du divin Crucifié revêt évidemment une signification d’une autre portée puisqu’elle représente l’Imitatio Christi poussée à ses limites ultimes, une « union douce et amoureuse qui est déjà la béatitude commencée dans une chair mortelle » (Cor. p. 397) : « Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, le royaume des cieux est à eux », une « béatitude au présent » (Th. Nadeau) dont le sexe et la condition de Marie, missionnaire cloîtrée, devaient en principe l’écarter ; à défaut le martyre intérieur (p. 133) et la posture de victime rachetant les péchés du monde donnent tout son sens à l’épisode du tremblement de terre largement développé dans les lettres de 1663 : un récit des faits objectif, descriptif et géographique qu’elle qualifie elle – même de « relation », se voit encadré par deux lettres fortement modalisées où, dans un climat d’apocalypse, s’affiche encore ce renversement paradoxal des valeurs : « Je ressentais […] une émotion qui me pressait de chanter quelque chose de grand pour le [Dieu] louer et bénir d’un accident qui menaçait tout le monde de sa ruine. » (Cor. p. 715)

 Resterait l’abandon de l’enfant, la première et dernière croix, la plus rétive sans doute à se laisser transmuer en autre chose qu’elle-même, ce qui explique peut-être que le P. Champagne se contente de le mettre au compte d’une « incohérence divine » (p. 162). Pourtant, jusqu’à sa mort Marie tentera d’assurer sa défense dans le procès jamais clos qui laisse face à face un fils meurtri et une mère crucifiée : « Sachez donc encore une fois qu’en me séparant actuellement de vous, je me suis fait mourir toute vive », écrit-elle encore en 1669 (Cor. p.836) ; si bien qu’on est ici en droit d’hésiter sur l’efficacité d’une lecture spirituelle doublant au fil des ans l’inlassable plaidoyer : « N’êtes-vous pas bien aise […] que je vous ai abandonné à sa sainte conduite en vous quittant pour son amour ? N’y avez-vous pas trouvé un bien qui ne se peut exprimer ? » (Cor. p. 836) Mais au dessein eschatologique de Marie ne répond que l’imploration toute humaine du jeune bénédictin rapportée par sa mère : « Vous me demandez si nous nous verrons encore en ce monde ? » (Cor. p. 187). Toutefois, au-delà du fantasmatique rendez-vous quotidien des deux religieux dans la récitation de leurs offices respectifs, les deux visées apparemment inconciliables de la mère et du fils finiront par se rejoindre à l’approche de la mort, dans l’expression des dernières volontés de Marie : « […] qu’on fît seulement savoir à son fils qu’elle l’emportait en son cœur dans le Paradis » (Vie, p. 732), où « nous aurons […] une éternité entière pour nous voir et pour nous conjouir en Lui. » (Cor. p. 836 ) Le Paradis des élus cette fois, celui auquel elle a toujours cru, car « Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte mais par celui de l’amour et de la confiance » (p. 160), un Paradis où la durée sans fin et les retrouvailles achèveraient de parfaire ce qu’elle avait déjà vécu sur terre depuis le premier « rêve de bonheur » (p. 11) dans l’apprentissage et l’anticipation de la béatitude éternelle.

   C’est pourquoi au terme de cette enquête, même s’il faut également garder à l’esprit les « adversités » et les souffrances qui ont marqué la vie laïque et apostolique de Marie de l’Incarnation, et plus encore, les « gênes et les tortures » qui affligent l’âme jusqu’aux tentations du désespoir (p. 93), le P. Champagne peut légitimement conclure à l’évidence du bonheur qui, dans un processus accumulatif au fil des faveurs successives reçues du divin Maître, donne cohérence (p. 161) et signification à l’ensemble d’une vie heureuse pour l’essentiel puisque comblée dans son désir de Dieu jusqu’à l’ultime exténuation des « respirs » et des mots : « En deux ou trois mots j’ai tout dit. » (p. 150)

   On touche ici au dernier paradoxe puisque jusque là c’est l’ample lexique du bonheur qui s’est déployé et donné à lire à travers les multiples citations exploitées par le P. Champagne. Attentif aux mots et à leur histoire (voir « conversion », p. 24) comme il convient dans une étude du fait mystique indissociable de l’écriture, l’auteur fait défiler à plaisir les termes d’une longue série approximativement synonymique depuis la fruition et la consolation proches de la joie, joie, jouissance et réjouissance, délices et jubilation, contentement, paix, douceur, félicité et paradis, béatitude et plénitude, tous termes souvent regroupés en binômes (joie et délices, joie et contentement, béatitude et plénitude), propres à écarter chez Marie de l’Incarnation les soupçons de masochisme ou de « mélancolie dévote » que pourraient suggérer certains passages des Relations. L’enfant était gaie et rieuse, la supérieure se devait de « porter la joie écrite sur son front » (Claude Martin cité par dom Thierry Barbeau,  Les voies de la prière contemplative, 2005, p. 20), et elle mourra « avec une joie qui demeura peinte sur son visage » (Vie, p. 736, cité p. 157).

Ainsi se voit pleinement justifié le projet du P. Champagne dont la vaste culture nourrit heureusement cet ouvrage aussi savant que familier.

 

Isabelle Landy-Houillon

 


[1] Médiaspaul, Montréal, 2012, 163 p.

[2] Isabelle Landy-Houillon, agrégée de l’Université, maître de conférence àl’université Denis-Diderot Paris VII, spécialiste de l'étude littéraire des siècles classiques françaisa enseigné aux universités de Bretagne occidentale (Brest), du Maine (Le Mans) et de Paris VII - Denis Diderot. Elle a particulièrement travaillé sur l'histoire de la langue et des théories grammaticales. C'est par l'intermédiaire de Madame de Sévigné et l'expression de l'amour maternel qu'elle a rencontré Marie de l'Incarnation. En juin 2012, elle a fait paraître aux éditions Garnier un ouvrage intitulé Entre philologie et linguistique, approches de la langue classique qui propose notamment deux de ses articles concernant Marie de l'Incarnation. Cet ouvrage vient d'obtenir en juin 2013 le prix de la Société d'études du XVIIème siècle.

En marge du colloque

DE TOURS À SOLESMES - par Robert Rouleau

DE TOURS À SOLESMES, HALTE MATINALE[1] AU BORD DU LOIR À LA FLÈCHE.

Fondation de Montréal en 1642 et nombreux départs de colons de la région vers la Nouvelle France au 17ième siècle

 Robert Rouleau (juin 2013)[2]

 

Rien ne disposait la vallée du Loir, de même que la région du Perche toute proche, pour participer à cette histoire ; en effet ce sont des régions de l’intérieur, éloignées des ports de la Manche (Dieppe, Rouen) et de l’Atlantique (Nantes, La Rochelle)

A LA FLÈCHE, À L’ORIGINE DE CETTE AVENTURE, LA FONDATION EN 1604 D’UN COLLÈGE DE JÉSUITES PAR HENRI IV ; l’objectif du Roi était de faire plaisir aux Jésuites, de les rassurer sur sa conversion au catholicisme et de créer un contrepoids face à Saumur, alors grand centre intellectuel protestant. Mais il se trouve que parmi ces Jésuites se crée une tradition : aller au Canada évangéliser les habitants et le Collège va être pour certains un lieu de retour de mission ; 16 d’entre eux sont passés par La Flèche au 17ème siècle. François de Laval, premier évêque de Québec y fut leur élève de 1631 à 1641.

LE PÈRE ENNEMOND MASSÉ est le premier de cette tradition : il était en Acadie de 1611 à 1613 ; à son retour il enseigna à La Flèche de 1615 à 1626 ; reparti en 1629 il revient, retourne là-bas en 1632, il y meurt en 1646.

Dans la même période JÉRÔME LE ROYER DE LA DAUVERSIÈRE né en 1597 à La Flèche, fils du Receveur des tailles de l’Election de La Flèche dépendant de la Généralité de Tours où il rendait ses comptes à l’Intendant est élève au Collège de 1607 à 1617 ; Il sera influencé par les récits du Père Massé. Devenu un membre influent dans la société catholique de la ville, membre de la Société du Saint-Sacrement, il hérite de la charge de Receveur des tailles de son père et s’emploie à favoriser la présence des congrégations religieuses ; en 1636 il fonde la Congrégation des Sœurs Hospitalières de Saint-Joseph à La Flèche pour soigner les malades au nouvel hôpital.

LA FONDATION DE MONTRÉAL

En 1639, l’année où Marie Guyard part au Canada il fonde avec ses relations parisiennes la « Société de Notre-Dame de Montréal pour l’évangélisation des Sauvages de la Nouvelle-France » dont il sera le procureur et le trésorier. Son but est d’envoyer au Canada des sœurs hospitalières pour l’encadrement de l’hôpital qui accompagnera l’établissement d’une mission dans l’île de Montréal sur le Saint-Laurent, à 270 kilomètres en amont de Québec, en plein pays amérindien chez les Algonquins et les Iroquois. Il faudra donc recruter des colons pour installer la mission, défricher et construire un fort et l’hôpital. Il engage Chomedey de Maisonneuve et Jeanne Mance présentés par ses associés parisiens de la Société de Notre-Dame. Le départ a lieu en 1641 de Dieppe et de La Rochelle, Ville-Marie est fondée dans l’île de Montréal en mai 1642. Dans cette phase ne se trouve aucun engagé originaire de la région.

LES RECRUES

Des recrutements vont suivre. Il y aura surtout deux recrues, en 1653 et en 1659 pour lesquels l’action de Le Royer comme recruteur a été essentielle.

1653 – La Grande Recrue

Maisonneuve est envoyé par Jeanne Mance en France pour ramener une centaine d’engagés, car Ville-Marie est au bord de l’abandon. Il vient donc dans la région pour y recruter des colons avec l’aide de Le Royer. Tous deux parcourent surtout la circonscription où Le Royer lève les impôts et qui s’étend sur les deux provinces du Maine et de l’Anjou, de Sillé-le-Guillaume à Château-la-Vallière en passant par la forêt de Charnie, Sablé-sur-Sarthe, Solesmes (diocèse du Mans), La Flèche, Le Lude, Château-la-Vallière (diocèse d’Angers). Le Royer connaît bien cette région car il y a ses relais pour la perception des impôts ; on peut également supposer que les curés des paroisses ont été sollicités pour annoncer cette œuvre pieuse : établir une mission au Canada, puisque son aboutissement est l’installation de religieuses hospitalières fléchoises à l’hôpital de Ville-Marie, ce qui se fera finalement en 1659. On engage des jeunes, célibataires, qui pourront porter les armes (on utilise parfois le terme de soldats). Ici on les appelle déjà « les Canadiens ». Divers corps de métiers sont représentés : le bâtiment d’abord car on va construire ; c’est ainsi que le premier contrat signé à La Flèche chez le notaire Delafousse concerne des compagnons maçons, charpentiers, menuisiers ; ceux-là sont mieux payés : cent livres par an contre 60 à 80 pour les autres et leur contrat mentionne qu’on leur fournira un pistolet et une épée. Mais il y a aussi des « défricheurs » ; dans le Perche 10 à 12 ans plus tôt Robert Giffard engageait des familles pour mettre en culture les terres de sa seigneurie proche de Québec.

1659 – La Recrue du Saint-André

21 engagements sont signés à La Rochelle par Le Royer, 12 par Jeanne et Marguerite Bourgeois également présentes, car elles sont venues chercher de l’aide pour leurs établissements. Les origines sont plus variées. Les trois religieuses hospitalières promises par Le Royer partent avec cette recrue, elles vont être à l’origine de la Congrégation des Hospitalières de Montréal ; les difficultés pour obtenir l’accord de l’évêque d’Angers ont retardé le départ.

Les villes et villages les plus concernés par ces recrutements :

            La Flèche : 41 dont 6 compagnons alors présents sur des chantiers dans la ville

            Vallée du Loir : Clermont-Créans et Mareil, très proches de La Flèche : 9

                                       Le Lude et Luché-Pringé : 11

            Vallée de la Sarthe : Sablé-sur-Sarthe, Solesmes, Parcé, Noyen, Malicorne,

                                              Villaines-sous-Malicorne

En tout 18 communes sont concernées avec 81 engagements.

Et n’oublions pas de citer à l’occasion de votre rencontre à Tours 4 tourangeaux partis avec la Grande Recrue de 1653 : René Besnard dit Bourjoli de Villiers-au-Bouin, Honoré Danis dit le Tourangeau, charpentier, peut-être un de ces compagnons travaillant à La Flèche, Jean Gervaise de Souvigné, boulanger engagé comme défricheur, René Hauray dit Grandmont d’Azay-le-Rideau.

Le Port Luneau à La Flèche, lieu symbolique des départs

Mais sont-ils vraiment partis de ce lieu par bateau ? Il est certain qu’en 1659 les trois religieuses sont parties à cheval vers Saumur ; leur départ a été difficile, car les habitants de la ville s’opposaient à leur envoi vers le Canada ; une gravure d’époque les montre à cheval escortées par des hommes armés.

En 2001 un historien québécois Gervais Carpin a publié une thèse « Le réseau du Canada, étude du mode migratoire de la France vers la Nouvelle-France – 1622-1662 ». Il a calculé le temps nécessaire pour se rendre de La Flèche à Nantes par voie fluviale ou terrestre et l’a comparé au délai fixé dans les contrats entre la date de leur signature et celle de la date de convocation à Nantes. Le trajet en coche d’eau est long, il n’y a pas d’écluses sur le Loir à l’époque et le passage des barrages des moulins se fait par des portes, opération longue et délicate ; les délais ne peuvent pas tous être tenus par cette option. Marguerite Bourgeois dans ses mémoires plusieurs années après dit avoir rencontré sur la Loire en 1653 des engagés pour Montréal ; elle venait d’Orléans et se rendait à Nantes.

Ce qui est certain : le départ de Nantes de la Grande Recrue est exceptionnel ; en 1659 le Saint-André partait de La Rochelle. Même les engagés du Perche s’embarquaient là, car il y avait à La Rochelle pour les accueillir un des frères Juchereau, de Tourouvre, alors directeur des embarquements de la Compagnie des « Cent Associés ». L’itinéraire La Flèche-Saumur était très utilisé dans l’un et l’autre sens ; en 1658 Jeanne Mance et Marguerite Bourgeois sont passées par là venant de La Rochelle et seront à La Flèche pour Noël.

1659 fut le terme de ce courant migratoire : Le Royer de la Dauversière meurt ruiné peu après son retour de La Rochelle. La Société de Notre-Dame disparaît, Maisonneuve rentre en France, la seigneurie de Ville-Marie est reprise par les Sulpiciens ; grâce à Jeanne Mance l’hôpital subsiste malgré sa situation financière désastreuse ; les Hospitalières sont prises en charge par le tout nouvel évêque. Un nouveau flux se crée, celui des Filles du Roy dont on célèbre cette année le démarrage en 1663 ; elles sont peu nombreuses dans notre région. Mais ceci est une autre histoire et Ville-Marie devient Montréal.

 

Robert Rouleau

 

 Pourquoi un arrêt à La Flèche ?

1639 : départ de Tours de Marie Guyard pour le Canada et fondation du couvent des Ursulines à Québec.

1641 : Deux ans plus tard, départ de Maisonneuve et Jeanne Mance afin de fonder en 1642 en amont de Québec à la suite de l’action incessante à La Flèche de Jérôme Le Royer de la Dauversière une mission et un hôpital dans l’île de Montréal.

Ces deux événements vont confirmer la pérennité de l’installation des colons français dans la vallée du Saint-Laurent. Ils témoignent de la place prise dans cette histoire par les pays de la Loire tandis que la participation de Madame de la Peltrie dans ces deux aventures souligne au-delà de l’ère des marchands la volonté des milieux catholiques au 17ème siècle d’établir au côté des Amérindiens une société renouvelée.

 

WWW.francequebec.fr

 


[1] Les contraintes d’un horaire chargé ont placé à 8h le matin la rencontre avec monsieur Rouleau qui a généreusement accepté de livrer son exposé aux aurores.

[2]Robert Rouleau, président de Maine-Québec, ex-doyen de la Faculté des Lettres de l’Université du Maine, ex-maître de conférences en géographie à l'Université du Maine. Le professeur Rouleau est spécialiste de la géographie économique de la Sarthe et auteur de  nombreux articles concernant ce département (changement social et culturel, commerce de détail alimentaire, équipement des communes rurales, action économique d'une autoroute). Il a été le maître d'œuvre de l'ouvrage N° 10 Pays de la Loire de la collection Ces villes et ces villages de France, berceau de l'Amérique française (Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs, juin 2008).

Visite rapide de la Chapelle Notre-Dame des Vertus à La Flèche - par Jean PETIT

Visite rapide de la Chapelle Notre-Dame des Vertus à La Flèche

avec Jean PETIT

Les congressistes du Colloque Marie de l’Incarnation ont effectué entre Tours et Solesmes une courte halte le mardi 14 mai 2013 à la Chapelle Notre-Dame-des-Vertus, un des joyaux du patrimoine fléchois. Ce modeste édifice demeure le plus ancien sanctuaire de la ville. Construit à la période gallo-romaine au carrefour de voies romaines allant de Tours à Laval   (Castrum de Jublains) et du Mans à Angers, ce sanctuaire chrétien depuis l’évangélisation de la Touraine et de l’Anjou par saint Martin, devint église paroissiale sous le nom de Saint-Barthélémy. L’édifice fut modifié au XI° siècle avec un porche roman et surtout au XVII° siècle avec la création de l’important collège que le roi Henri IV fit construire sur l’emplacement du château familial donné aux Jésuites. En effet, au cours de ce siècle les jésuites restaurèrent ce lieu et lui donnèrent le nom de Notre-Dame-des-Vertus pour complaire au roi Louis XIII, dévôt de Notre-Dame des Vertus d’Aubervilliers, après la naissance de Louis XIV. Ils en firent une chapelle pour les exercices d’une congrégation mariale d’élèves et de notables de La Flèche, parmi lesquels figure Jérôme Le Royer de la Dauversière, promoteur de la fondation de Montréal en mai 1642. Cet ancien condisciple de René Descartes au collège jésuite, receveur des tailles en l’Election de La Flèche, ce père d’une famille de cinq enfants, fondateur de l’Institut des Religieuses hospitalières de Saint-Joseph, recruta M. de Maisonneuve comme capitaine pour la colonie naissante, mais aussi Jeanne Mance et de nombreux colons partis de La Flèche entre 1641 et 1659. Comme les jeunes jésuites Isaac Jogues et Gabriel Lalemant qui séjournèrent au Collège pour leurs études de philosophie, Jérôme Le Royer vint prier à Notre-Dame des Vertus. Les murs de la chapelle en gardent le souvenir. C’est dans ce sanctuaire qu’on lisait aussi des passages des Relations de ce qui se passait en Nouvelle-France pour stimuler l’intérêt des collégiens à la Mission. Voilà pourquoi bien des Québécois et des Canadiens en général viennent visiter Notre-Dame-des-Vertus, de nos jours encore, en souvenance de leurs ancêtres partis des régions circumvoisines de La Flèche au XVII° siècle et qui avant de partir pour la Nouvelle-France étaient venus prier en cette chapelle.

Le lieu mérite une visite pour son décor intérieur revu au XIX° siècle, mais son chœur manifeste par son architecture l’esprit de la Réforme catholique. Des statues de la Vierge, de sainte Anne, de saint Joseph, des toiles peintes de la même période, comme L’éducation de la Vierge Marie par Pierre Besnard (1670), ou encore le lambris peint témoignent de la spiritualité de ce que Henri Bremond appelle l’École française, avec un accent particulier pour la représentation de l’Adoration eucharistique et du début de la dévotion au Cœur du Christ. Ajoutons que la chapelle Notre-Dame des Vertus comporte également le plus ancien objet mobilier de La Flèche, la porte monumentale dite du Guerrier musulman (1470).

On comprend donc pourquoi des ambassadeurs du Canada, comme monsieur Lucien Bouchard, des ministres du Canada comme monsieur Marcel Masse, la télévision Radio-Canada ont tenu à connaître ce lieu de mémoire qui perpétue le souvenir de départs fondateurs pour la Nouvelle-France et l’amitié franco-canadienne. 

pour en savoir plus ...

 

Jean Petit

Conférence à la mairie de Tours : Marie de l'Incarnation en France

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Conférence à la mairie de Tours : Marie de l'Incarnation au Québec

Marie de l’Incarnation en terre canadienne : Correspondre à tout prix

Raymond Brodeur, Université Laval (Québec)

Traverser d’un monde à l’autre

En parlant de la traversée de Marie de l’Incarnation, Pierre Nepveu écrit:

Le Nouveau Monde a représenté à l’origine […] une expérience de profonde privation. Le moment des découvertes est souvent trompeur : le paysage s’y donne comme un champ infini de possibilités, on le traverse comme l’a fait Jacques Cartier, dans une sorte d’enchantement et d’avidité sans cesse comblée. Mais bien vite, dès qu’il faut s’arrêter et s’installer, c’est tout ce qui manque qui apparaît soudain sous un jour impitoyable.[1] »

Il ajoute : « C’est ce qui donne tant de prix aux écrits mystiques de Marie de l’Incarnation. Ce point de vue féminin sur le Nouveau Monde est aussi un point de vue radicalement sédentaire et intérieur, qui saisit cette aventure de transplantation dans le prolongement et la logique d’une expérience de l’être, à la fois comme manque et comme intensité suprême[2]. »

La traversée entreprise le 4 mai 1639 dura 3 longs mois éprouvant où « tous les jours nous avons tâché de nous disposer à mourir tant à cause de ennemis que des tourmentes de la mer qui ont été très grands[3] ».

Une installation précaire

Franchissant ce sas Atlantique, Marie passe d’un monde connu à un monde inconnu. Le 1er août, elle accoste enfin sur les rives d’un fleuve gigantesque, dans une petite bourgade de 200 à 250 habitants mal logés, mal nourris, et déprimés en comptant les coureurs des bois et les soldats itinérants. Le gouverneur Charles Huault de Montmagny et les Jésuites sont certes fort heureux de l’arrivée de ces renforts. L'historien Marcel Trudel souligne qu’avec la venue des ursulines et des hospitalières les besoins essentiels de la jeune colonie sont enfin comblés.

Madame de la Peltrie, la généreuse veuve qui a pris à sa charge tous les frais de l’entreprise, avait loué une petite maison qui servit de logement de fortune, maison que Marie appelait sympathiquement « son petit Louvre ». Elle écrit :

« Notre logement était si petit qu’en une pièce d’environ 16 pieds (5mètres) en carré étaient notre chœur, notre parloir, dortoir, réfectoire, et dans une autre, la classe pour les Françaises et les sauvages, et notre cuisine. Nous fîmes faire un appentis pour la chapelle et la sacristie. On ne croirait pas les dépenses qu’il nous a fallu faire dans cette petite maison, quoiqu’elle soit si pauvre que nous voyons par le plafond reluire les étoiles durant la nuit, et qu’à peine y peut-on tenir une chandelle allumée à cause du vent. Un lit est proche de la terre, et l’autre, il y faut monter avec une échelle[4] .»

Sans délais, Marie de l’Incarnation met à profit ses talents de femme d’affaire, car tout était à faire : planifier et organiser le vivre, le manger et le logement sans négliger l’accueil et l’éducation des jeunes amérindiennes pour lesquelles elles étaient d’abord venues. Parmi plusieurs écrits disponibles, cet extrait de lettre du 13 septembre 1640 montre la femme entrepreneuriale et expérimentée toujours aussi vive sous son habit de religieuse :

« J’ai commission de Monsieur le Gouverneur et du R. Père le Jeune de vous envoier une certaine bave[5] qui est comme du coton, afin de faire épreuve en plusieurs façons de ce que l’on en pourrait faire. Je croi qu’il la faudra battre et carder pour voir si on la pourrait filer. Cela est plus délié que la soie et du Castor. Je vous supplie donc de la faire voir à quelqu’un qui ait de l’industrie et, si on la peut façonner et mettre en œuvre, de nous en faire voir des essais. Nous en pourrons affiler ici si l’on trouve qu’elle puisse être utile à quelque chose[6]. »

La première construction

Marie est venue au Canada pour y « bâtir une maison à Jésus et à Marie ». Il ne s’agissait pas là que d’une œuvre spirituelle, mais d’un projet bien concret pour répondre aux besoins des missionnaires et de la mission et également pour être en mesure d’accueillir les jeunes Amérindiennes à qui elle désirait tant faire connaître l’amour de son Seigneur. À peine cinq jours après son arrivée, on la retrouve à pied d’œuvre avec le père Vimont, le père Le Jeune, le gouverneur Montmagny et madame de la Peltrie, pour dénicher le terrain propice à la construction. Au terme de débats assez vigoureux, elle obtint le terrain qu’elle souhaitait « au lieu le plus sûr pour nos personnes et le plus avantageux pour l’instruction[7] .» Chef de chantier efficace, elle entreprit rapidement la construction du monastère, situé à la haute ville, à l'endroit exact qu'il occupe encore aujourd'hui le long des rues Donnacona et du Parloir. Dans les années à venir, une ville agréable à vivre va, petit à petit, prendre forme autour de ce cœur urbain.

Les religieuses y emménagent le 21 novembre 1643. Marie écrit fièrement à son fils : « C’est la plus belle et la plus grande maison qui soit au Canada[8]. »  

Les années d’implantation physique, sociale, spirituelle et conventuelle

Durant cette première décennie d’implantation, Marie vécu des moments de profondes détresses intérieures, une sorte de sécheresse spirituelle qui dura jusqu’en 1647 et qui ne nous est révélée que par son autobiographie de 1654. Au plan de sa vie communautaire, rien n’y paraît, tellement elle se consacre sans réserves à toutes les tâches que commande le quotidien des jours. Elle est aux affaires de ses consœurs, elle s’affaire à l’accueil et à l’enseignement des jeunes filles autochtones et de celles des Blancs que les parents confient de plus en plus aux Ursulines. La gestion et l’administration des biens matériels prennent bien des formes, les parents payant avec ce qu'ils peuvent : beurre, cochons ou peaux de castor.

Comme on peut s’en douter, elle est littéralement submergée dans des flots ininterrompus de correspondance, tant auprès des religieuses de Tours que des bienfaitrices ainsi que de sa famille et de son fils. Elle a également à solutionner le problème de la rédaction des règles propres au Monastère de Québec, ce qui n’est pas une mince affaire dans la mesure où elle se doit de composer avec les appartenances de religieuses provenant de monastères différents ayant chacun leurs règles. Heureusement qu’elle trouve un bon complice en la personne du jésuite Jérôme Lallemand.

Parallèlement à toute cette activité à l’interne de son monastère, elle est également en lien étroit avec les missionnaires qui vont et viennent de Québec aux terres de mission. Ce sont eux ses premiers informateurs sur l’état des missions et du pays en général. Elle suit ainsi de très près toutes les guerres et les tensions qui existent entre les divers peuples autochtones. Elle connaît les menaces qui pèsent sur la fragile colonie. Elle est aussi la confidente et souvent la conseillère des hommes d’affaires, des commerçants et des responsables politiques de la colonie. Les travaux de Françoise Deroy-Pineau sur les divers réseaux sociaux qui se mettent en place autour d’elle à diverses étapes de sa vie montrent bien la vitalité relationnelle et la généreuse présence qui émane de cette amazone de Dieu[9].

Au milieu de toute cette activité, Marie ne perd jamais de vue qu’elle est en ce pays par volonté et nécessité d'instruire les jeunes filles amérindiennes et françaises. Si au départ la volonté missionnaire et coloniale s’exprimait en termes de « transformer les sauvagesses en Européennes policées », elle apprend vit à moduler ce projet en réalisant combien elle a à apprendre au contact de ces personnes qu’elle aime et respecte profondément. Apprenant à connaître et à s’adapter aux us et coutumes de ces filles et de leurs familles et à composer avec leur façon de vivre, elle écrit à son fils, un an après son arrivée :

« L'on nous figuroit le Canada comme un lieu d'horreur; on nous disoit que c'étoit les fauxbourgs de l'Enfer, et qu'il n'y avoit pas au monde un pais plus méprisable. Nous expérimentons le contraire, car nous y trouvons un Paradis, que pour mon particulier je suis indigne d'habiter. Il y a des filles sauvages qui n'ont rien de la barbarie[10]. »

Ce qui l’interpellait le plus était toutefois de parvenir à entrer en conversation avec ces personnes. Cela voulait dire, bien concrètement, apprendre leur langage le plus parfaitement possible. Elle s’y est employée sans délais, profitant de l’expertise des missionnaires Jésuites qui séjournaient dans leur maison de Québec, voisine du Monastère, ainsi que de la présence de quelques jeunes filles autochtones, telle Marie Amiskvian qui « nous a beaucoup aidé dans l'étude de la langue, parce qu'elle parle bien François[11] ». Celle-ci faisait en effet partie des jeunes filles qui avaient été confiées, par les Jésuites, à Marie Rollet, veuve de Louis Hébert, pour leur apprendre, entre autres, le français[12]. Elles devenaient, par le fait même, compétentes pour une rétrotraduction du français vers l’algonquin.

L’année suivant son arrivée à Québec, elle écrivit à l’un de ses frères : « nous étudions la langue Algonquine par préceptes et par méthode, ce qui est très difficile. Notre Seigneur néanmoins me fait la grâce d’y trouver de la facilité, ce qui m’est d’une très grande consolation[13] ». Le même jour, elle écrivit à une religieuse de la Visitation de Tour:

« Il faut que je vous avoue qu’en France je ne me fusse jamais donné la peine de lire une histoire; et maintenant il faut que je lise et médite toute sorte de choses en sauvage. Nous faisons nos études en cette langue barbare comme font ces jeunes enfans, qui vont au Collège pour apprendre le Latin. Nos Révérends Pères quoique grands docteurs en viennent là aussi-bien que nous, et ils le font avec une affection et docilité incroiable[14]. »

L’incendie de 1650 et l’appui de la population

Une nouvelle phase de la vie des Ursulines en Nouvelle-France se dessine au moment de l’incendie du monastère, la nuit du 31 décembre 1650. Françoise Deroy Pineau écrit :

« La phase est caractérisée par une nouvelle mobilisation de ressources pour reconstruire le monastère, mais cette fois-ci en symbiose avec les colons, plus nombreux, les autorités locales et la construction de tout le nouveau pays. Marie doit réactiver ses liens en France et en Nouvelle-France. À Québec, dès l'incendie, les habitants se dessaisissent de ce qu'ils ont pour aider les religieuses à survivre. Ils craignent que leur départ ne soit la fin de la colonie. C'est dire l'influence du monastère sur la société de Québec. Les Ouendats, les plus proches en 1651, offrent leur plus grande richesse : deux wampums ou colliers de nacre qui constituent aussi des cadeaux symboliques très importants prouvant la force des liens qui les unissent aux Ursulines. La reconstruction rapide du monastère avec la collaboration des habitants est un indice de son importance locale et de son intégration dans la société québécoise. Les Ursulines, qui reçoivent du renfort des monastères de France, accueillent de plus en plus d'élèves françaises et amérindiennes[15]. »

Dernière étape de la vie de Marie

La dernière étape de la vie de Marie de l’Incarnation se profile avec l’arrivée du premier évêque de Québec, Monseigneur de Laval, en 1659, suivie de près, en 1663, par l’établissement du Conseil souverain de la Nouvelle-France établie par Louis XIV et Colbert. Depuis cette date, jusqu’à sa mort en 1672, le cadre de vie dans ce Nouveau-Monde va être profondément transformée. L’instance politique est résolue à tout mettre en œuvre pour coloniser le pays et les populations autochtones. Le peuplement va rapidement s’accélérer. De 250 à 300 habitants que comptait la bourgade à l’arrivée de Marie, le premier recensement effectué en 1666 dénombre 3215 Européens dans la vallée du Saint-Laurent. Six années plus tard, en 1672, l’année de sa mort, cette population aura doublée avec ses 6700 habitants. Cette augmentation est due en bonne partie au débarquement des huit-cents filles du Roy venues pour s’installer à demeure en épousant entre autre les soldats du Régiment de Carigan-Salière.

Marie de l’Incarnation, une femme de correspondance

Le souci et le soin de la correspondance sont des éléments qui se dégagent de l’ensemble des écrits et des œuvres de Marie de l’Incarnation, éléments globaux qui concernent autant son attitude intérieure que son comportement effectif au fil du quotidien[16]. Elle cherche, dès son plus jeune âge, à correspondre à ce que veut d’elle ce plus beau des enfants des hommes qu’elle a reconnu dans son rêve de 7 ans. Elle se donne des « bandements de têtes » à vouloir correspondre le plus parfaitement possible aux consignes formulées soit dans les manuels de spiritualités qu’elle lit ou encore par Dom François, son premier confesseur. Par la suite, elle obéit à ce que lui demande son nouveau confesseur, dom Raymond de Saint-Bernard, de ne plus lire ces guides de spiritualité, mais de suivre les mouvements de l’Esprit et de lui faire part de ce qu’elle fait. Dans son autobiographie, elle demande pardon pour ses «  incorrespondances aux grâces et faveurs spirituelles » de son divin Époux[17]. Toute sa vie se tisse, au jour le jour, entre son ardent désir de correspondre le plus exactement possible aux voies ou aux appels qui surgissent en elle, la gestion des réalités concrètes et l’assentiment de ses supérieurs et confesseurs. Elle écrit: « lorsque Dieu appelle [sa créature] à ce genre de vie intérieure, la correspondance est absolument requise avec l’abandon de tout soi-même à la divine providence, supposée la conduite d’un directeur […] pourvu que ce soit un homme de bien[18] ». Des conflits vont survenir entre ce qu’elle reconnaît comme des appels de son divin Époux, les obligations de la vie concrète et ce que veulent ses confesseurs ou directeurs spirituels. Cela ne fera que retarder l’exécution des projets, mais ne les anéantira jamais.

Cette correspondance d’ordre spirituel est comme le volet caché, la partie immergée de l’iceberg que révèle son intarissable production épistolaire. On estime à plus de 13000 lettres cette correspondance dont on a malheureusement perdu la grande majorité. Les lettres qui restent, tout comme ses deux autobiographies écrites pour correspondre à des demandes bien particulières, n’ont jamais été réalisées en vue de l’édition, mais bien de la relation avec ses interlocuteurs. Marie écrit même qu’elle n’a pas le temps de se relire et que parfois elle ne sait pas ce qui sortira de sa plume. Elle prend néanmoins tout le temps qui est possible pour correspondre avec ses êtres chers et avec ses partenaires bienfaiteurs.

Enfin, sur le plan culturel et pédagogique, son approche et son travail linguistique auprès des premiers habitants du Nouveau-Monde exprime sa volonté radicale de correspondre avec eux. Elle écrit à sa supérieure de Tours :

« Qui suis-je ma très-aimée Sœur, pour avoir été appellée à un employ si saint? Je n'eusse jamais osé avoir seulement la pensée de pouvoir parvenir à pouvoir enseigner nos chers Néophites, et néanmoins notre bon Maître me donne la facilité à le faire en leur langue. Je vous avoue qu'il y a bien des épines à apprendre un langage si contraire au nôtre ; Et pourtant on se rit de moy quand je dis qu'il y a de la peine : car on me représente que si la peine étoit si grande, je n'y aurois pas tant de facilité. Mais croyez moy, le désir de parler fait beaucoup : je voudrois faire sortir mon cœur par ma langue pour dire à mes chers Néophites ce qu'il sent de l'amour de Dieu et de Jésus notre bon Maître[19]. »

Après avoir appris l’Algonquin et le Montagnais, elle se mit à l’étude de la langue huronne, en 1650, puis à l’Iroquois un peu plus tard. Où puise-t-elle toute cette énergie, sinon dans cette volonté et dans ce désir de correspondre le plus parfaitement possible à sa vocation. En 1662, elle écrit :

« Chacun tend à ce qu'il aime ; les Marchands à gagner de l'argent, et les Révérends Pères et nous à gagner des âmes. Ce dernier motif est un puissant aiguillon pour picquer et animer un cœur. J'avois l'hiver dernier trois ou quatre jeunes Sueurs continuellement auprès de moy pour assouvir le désir qu'elles avoient d'apprendre ce que je sçay des langues du païs. Leur grande avidité me donnoit de la ferveur et des forces pour les instruire de bouche et par écrit de tout ce qui est nécessaire à ce dessein. Depuis l'Advent de Noël, jusqu'à la fin de Février je leur ai écrit un Catéchisme Huron, trois Catéchismes Algonguins, toutes les prières Chrétiennes en cette langue et un gros Dictionnaire Algonguin. Je vous assure que j'en étois fatiguée au dernier point, mais il falloit satisfaire des cœurs que je voiois dans le désir de servir Dieu dans les fonctions où notre Institut nous engage[20].»

Conclusion

Je disais, plus haut, que toute sa correspondance écrite était, à l’image de l’iceberg, comme la face apparente du désir le plus profond qui traverse toute sa vie, celui de correspondre à son divin époux. Je terminerai ce survol de la vie canadienne de cette éminente tourangelle avec cet extrait tiré de la lettre qu’elle écrivait, un an après son arrivée au Canada, à sa supérieure de Tours, concernant la pédagogie de celui auquel elle a choisi de correspondre toute sa vie :

« Pensez-vous, ma très-aimée Mère, qu'il ne faille pas changer d'état pour entrer dans les véritables sentimens de ces fonctions Apostoliques de notre nouvelle Église? Il le faut sans doute. […] Pour bien goûter la vocation du Canada, il faut de nécessité mourir à tout ; et si l'âme ne s'efforce de le faire, Dieu le fait luy-même, et se rend inexorable à la nature, pour la réduire à cette mort, qui par une espèce de nécessité l'élève à une sainteté éminente. […]Car enfin, il en faut venir là, et il ne faut pas penser de pouvoir vivre dans cette nouvelle terre de bénédiction qu'avec un esprit nouveau. […] [qui trace le grand chemin] dans lequel je vous assure que je n'avois pas fait le premier pas quand je suis sortie de notre Maison de Tours.[21]»

 

Raymond Brodeur

 


[1] Pierre Nepveu,  Intérieurs du Nouveau Monde. Essais sur les littératures du Québec et des Amériques, Montréal, Boréal, 1998.

[2] Ibid., p. 31.

[3] Guy-Marie Oury, « Lettre XXXIX, 20 mai 1639 », Marie de l’Incarnation. Correspondance, Solesmes, Abbaye de Solesmes, 1971, p. 86.Désormais cité « Correspondance ».

[4] Lettre citée par Hélène Bélanger, Marie de l’Incarnation. Une femme à découvrir, Montréal, Mediaspaul, 2011, p. 160.

[5] Dans le livre de L. Doresse, Les Tissus fém., 1949, p. 26, on lit : »Pour cela, [le ver à soie] jette d'une brindille à l'autre un fil replié un très grand nombre de fois qui forme un réseau dans lequel il s'enferme : c'est la bourre, ou « bave », ou « blaze » qui enveloppe le cocon.

[6]  « Lettre L  du 13 septembre 1640», Correspondance, p. 119.

[7]  « Lettre LIX du 16 septembre 1641 », Correspondance, p. 144.

[8] La Relation des Jésuites de 1644 rapporte : « les religieuses ont fait agrandir cette année leur corps de logis, pour avoir une chapelle et loger davantage de religieuses et de séminaristes […]. » On y lit encore : « fenêtres et portes fermaient mal; les chassis des fenêtres étaient mal joints; le vent entrait au couvent comme chez lui et les ouvriers, imparfaitement initiés aux conditions du pays, s’étaient montrés trop avares de cheminées. »

[9] Françoise Deroy-Pineau, Marie de l’Incarnation. Marie Guyart, femme d’affaires, mystique, mère de la Nouvelle-France (1599-1672), Montréal, Bellarmin, 2e ed. 1999.

[10] Correspondance, « Lettre du 4 septembre 1640 », p. 112.

[11] Correspondance, « Lettre à une dame de qualité, 3 septembre 1640 », p. 95

[12] Correspondance. 100, note 11.

[13] Correspondance, « Lettre du 4 septembre 1640 », p. 112.

[14] Correspondance, « Lettre du 4 septembre 1640 », p. 108.

[15] Voir le développement de cet article à l’adresse suivante : http://www.ehess.fr/centres/ceifr/assr/N113/DEROY-PINEAU1.htm

[16] Alexandre Julien, Archéologie intérieure de Marie de l’Incarnation : La notion de correspondance dans la Relation de 1654, Mémoire de maîtrise, Université Laval, 2011.

[17] Écrits spirituels t. II, p. 118, 269, 311, 318.

[18] Écrits spirituels, t. II, p. 94.

[19] Correspondance, « Lettre à la Mère Marie-Gilette Roland, 30 août 1641 », p. 125.

[20] Correspondance, « Lettre à son fils, 10 août 1662 », p. 678. Six années plus tard, en 1668, elle lui écrit encore : « Depuis le commencement du Carême dernier jusqu'à l'Ascension j'ay écrit un gros livre Algonquin de l'histoire sacrée et de choses saintes, avec un Dictionaire et un Catéchisme Hiroquois, qui est un trésor. L'année dernière j'écrivis un gros Dictionnaire Algonquin à l'alphabet François ; j'en ai un autre à l'alphabet Sauvage. Je vous dis cela pour vous faire voir que la bonté divine me donne des forces dans ma foiblesse pour laisser à mes Sueurs dequoy travailler à son service pour le salut des âmes », Correspondance, « Lettre du 9 août 1668 », p. 801.

[21]  Correspondance, « Lettre du 15 sept 1641 », p. 140.

Récital

En marge du colloque

Le 8 mai, à 18 heures et à 19 heures 45, Christine Authier, auteur-compositeur-interprête nous a donné un récital intitullé « Marie Guyard, les Filles du Roy et les pionnières de la Nouvelle-France ».

11

En fin d’après-midi, une conférence grand public à deux voix (Françoise Deroy-Pineau et Raymond Brodeur) sur Marie Guyard a suivi à l’Hôtel-de-Ville de Tours.

2

Un concert par les élèves du Département de musique ancienne du Conservatoire de Tours a clôturé la journée à la Chapelle Saint-Michel, lieu de mémoire de Marie Guyard de l’Incarnation.

Entre Tours et Solesmes, les « colloquants » ont fait halte à La Flèche où deux conférenciers (Robert Rouleau et Jean Petit) ont expliqué comment, au XVIIe siècle, les Jésuites ont communiqué à leurs élèves (dont Descartes) leurs premières découvertes canadiennes et comment cette ville fut le lieu de la conception de la ville de Montréal, grâce – entre autres – à Jérôme Le Royer de la Dauversière.

 De plus, nous avons reçu une communication de soeur Diane Foley, Ursuline au Québec, sur le thème  "7 jours avec Marie Guyard de l'incarnation"